jeudi, avril 12, 2007

Nouvelle version

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Liste des livres chroniqués sur cette version du blog. .

Liste des auteurs chroniqués

Liste des auteurs chroniqués sur cette version du blog (écrivains, cinéastes, dessinateurs, musiciens...).

Hamaguri


Je continue à découvrir la pentalogie d'Aki Shimazaki, Le poids des secrets, et je suis de plus en plus sous le charme! Dans Tsubaki, Yukiko révélait qu'elle avait tué son père (je précise que ce n'est pas un spoiler, on l'apprend dès les 1es lignes...) après avoir fait une bouleversante découverte: le garçon qu'elle aimait ,Yukio, était en fait son demi-frère, dont son père avait toujours tu l'existence.
Le second volet, Hamaguri, reprend cette saga familiale, mais cette fois-ci avec le point de vue de Yukio, qui se révèle un personnage particulièrement attachant.
Le roman commence à Tokyo, alors que Yukio a 4 ans et qu'il vit seul avec sa mère, Mariko. Comme il est né hors-mariage et n'a pas de père, il subit les quolibets des gamins du voisinage ("tetenashigo!" bâtard). Mais il joue régulièrement au parc avec une fillette, dont le père , "ojisan"(=monsieur), semble être un ami de Mariko et lui rend souvent visite. Quand il ne vient pas Mariko est plongée dans une grande tristesse. Yukio et la fillette ,dont il ignore le nom, s'attachent l'un à l'autre au point de promettre de se marier devenus grands...Un jour, "ELLE" lui apprend un jeu:

Aujourd'hui, ELLE apporte des coquillages qui s'appellent hamaguri. ELLE les met par terre en deux rangs. Ils sont vraiment grands, mais toutes les dents de la charnière sont séparées. Je prends l'une des coquilles dans ma main. Nous les comptons en ordre [...]
En touchant à la dernière, ELLE crie:
- Vingt! Il y en a vingt en tout. On va jouer au kaïawase.
Je répète le mot que j'ai entendu pour la première fois:
- Kaïawase?
- Oui. Les règles du jeu sont très simples: trouver les deux coquilles qui formaient la paire originale. [...]
Je prends deux coquilles et j'essaie de les joindre, mais elles n'appartiennent pas à la même paire. Je les dépose par terre. ELLE continue. Puis, ce sera mon tour. Ainsi nous répétons le jeu jusqu'à ce que nous ayons reformé les dix coquillages.
Aujourd'hui, ELLE a trouvé sept paires et moi, j'en ai trouvé trois. ELLE m'a dit: "Chez les hamaguri, il n'y a que deux parties qui vont bien ensemble".


Puis Mariko se marie avec un autre homme qui adopte Yukio. Avant le départ de sa famille pour Nagasaki, Yukio rencontre une dernière fois ELLE, qui lui remet une paire de hamaguri scellée par un ruban de papier. A l'intérieur des coquilles elle a écrit leurs deux prénoms.
A Nagasaki, Yukio grandit sans jamais oublier la fillette, mais il perd les hamaguri. Adolescent, en pleine guerre, il rencontre Yukiko, dont les parents viennent d'emménager dans la maison mitoyenne...

La tonalité de Hamaguri est plus intimiste que Tsubaki. Le récit de Yukiko portait la marque de son caractère ferme et énergique, de son intérêt pour l'Histoire. La sensibilité de Yukio, très attaché aux femmes de sa vie ( Mariko, la fillette du parc, Yukiko), lui fait privilégier l'histoire personnelle, celle des liens familiaux et des sentiments, bouleversée à jamais par la guerre. Le 9 août 1945, le jour de la bombe, signifie surtout pour lui la perte de la femme aimée, mais aussi des retrouvailles aussi douloureuses que tardives, 50 ans plus tard.
Les hamaguri, coquillages jumeaux, sont une très belle (et double!) métaphore de la mémoire et de la nostalgie d'une moitié perdue,d'un double parfait, de son éternelle recherche...

Hamaguri, émouvant mais sans aucun gramme de mélo, peut donc vous arracher une petite larme (dur d'y résister à la fin ^^) mais vous gardera en haleine.
Car le personnage central de la pentalogie commence à se dessiner de plus en plus nettement: Mariko, la belle et mystérieuse mère de Yukio et maîtresse du père de Yukiko. Et elle semble détenir bien d'autres secrets de famille! Elle est la narratrice du volet suivant: Tsubame...
Que je vais m'empresser de lire bien sûr !!!

Hamaguri, Aki Shimazaki,2000, Leméac/Actes Sud, 109 p. Parution très récente en poche chez Babel.

L'Adversaire


C'est davantage pour l'écriture d'Emmanuel Carrère (appréciée dans sa biographie de Philip K.Dick) que pour l'affaire criminelle Jean-Claude Romand, que j'ai lu L'Adversaire.
Carrère y retrace le parcours du "bon docteur Romand", notable jurassien affable et discret, qui massacra femme, enfants et parents, après leur avoir menti pendant près de vingt ans.
Racontant cette "vie de solitude, d'imposture et d'absence", le romancier tente "d'imaginer ce qui tournait dans sa tête au long des heures vides, sans projet ni témoin, qu'il était supposé passer à son travail et passait en réalité sur des parkings d'autouroute ou dans les forêts du Jura".
Cette plongée dans un cerveau passablement malade, cette biographie à demi-fantasmée d'un mythomane , possède de nombreuses similitudes avec Je suis vivant et vous êtes morts, la bio de Dick.
A commencer par la façon dont Carrère met d'emblée sa vie en parallèle avec celle de son sujet d'étude et s'implique dans son histoire:

Le matin du samedi 9 janvier 1993, pendant que Jean-Claude Romand tuait sa femme et ses enfants, j'assistais avec les miens à une réunion pédagogique à l'école de Gabriel, notre fils aîné. Il avait cinq ans, l'âge d'Antoine Romand.


S'il assiste à son procès, en 1996, en tant que correspondant de presse, s'il entre en relation avec Romand, c'est d'abord pour tenter de "comprendre [...] une expérience humaine aussi extrême [qui] touche chacun d'entre nous". Cependant, lors de ces rencontres au parloir, il constate que Romand semble sortir d'une de ses oeuvres:

Je pensais à la Classe de neige , qu'il m'avait dit être le récit exact de son enfance. Je pensais au grand vide blanc qui s'était petit à petit creusé à l'intérieur de lui jusqu'à ce qu'il ne reste plus que cette apparence d'homme en noir, ce gouffre d'où s'échappait [un] courant d'air glacial .


Plus que l'expérience humaine, c'est alors la nature fictionnelle de Romand qui semble s'imposer à l'auteur (et au lecteur), en occultant le reste, à savoir la réalité. Celle du "grand malade" mental souffrant de "narcissisme assassin", du meurtrier doublé d'un escroc minable. Cette réalité froide et nue que Romand (comme Philip K. Dick...) a toujours fuie et refusée, mentant constamment aux autres comme à lui-même. S'inventant des études de médecine brillantes, un poste prestigieux de chercheur à l'Inserm et à l'OMS, des connaissances, des voyages, des relations...
Intrigué, troublé (et flatté?) par la "parenté" de Romand avec son livre, Carrère le transforme en héros de papier, en être de mots. Il avait fait aussi cela (et de façon très réussie) au sujet de Philip K.Dick.
Il répond ainsi aux attentes d'un homme avide de fiction qui, enfant solitaire, ne s'est construit que dans la lecture. Carrère ne se rend compte qu' "avec le recul" qu'il a vu Jean-Claude Romand:

non comme quelqu'un qui a fait quelque chose d'épouvantable mais comme quelqu'un à qui quelque chose d'épouvantable est arrivé, le jouet infortuné de forces démoniaques.

Il y a aussi dans L'Adversaire un arrière-plan religieux très présent auquel je ne m'attendais pas... Quand j'ai vu son adaptation au cinéma (par Nicole Garcia en 2002), j'ai pensé que son titre faisait allusion au dédoublement de personnalité. Mais ce n'est pas (que) cela...
Lorsque Romand exécute ses vieux parents à la carabine, Carrère imagine que ceux-ci ont vu:

prenant les traits de leur fils bien-aimé, celui que la Bible appelle le satan, c'est-à-dire l'Adversaire.


L'"adversaire" c'est bien sûr Satan, le "père des mensonges", celui qui égare et corrompt l'homme en l'éloignant du bien: la réalité. Romand est donc dès les premières pages présenté sous son emprise. Et son histoire dépasse alors la tragique mais banale expérience humaine, le crime crapuleux, pour illustrer de façon (assez lourdement) allégorique le "triomphe du mensonge et du mal".
La foi catholique est ainsi souvent évoquée: celle de l'auteur lui-même, de Romand, de sa famille, ses amis, ses visiteurs de prison. Mais à propos de l'intense activité religieuse de Romand en prison, Carrère s'interroge. Les prières, le repentir larmoyant, les mortifications, ne sont-elles pas une énième façon pour Romand de fuir la réalité, de repousser le face-à-face avec lui-même, une énième manifestation "d'aveuglement, de détresse et de lâcheté" ? Pour Romand comme pour Philip K. Dick, l'expérience mystique n'est-elle pas plus destructrice que salvatrice, un avatar de leur maladie mentale ?
Carrère finit par qualifier d' "indécidable" le cas Romand. Face à un être aussi fuyant et incapable de sincérité, toute tentative d'explication est vouée à l'échec. On peut tout de même penser qu'avec ce livre , l'auteur a tout de même "décidé", faisant de Romand le héros d'une oeuvre imprimée et le déréalisant encore un peu plus...
L'Adversaire se lit donc comme un roman, et un roman réussi, ce qui est la plupart du temps appréciable pour une biographie, mais ici, cela cause un certain malaise...
J'ai récemment vu sur F2 l'émission Faites entrer l'accusé consacré à l'affaire Romand. Un des intervenants,un des psychiatres l'ayant examiné, y affirmait que les oeuvres écrites à son sujet, sa célébrité, ne contribueraient probablement pas à la guérison mentale du "bon docteur Romand"...


L'Adversaire, Emmanuel Carrère, 2000, folio, 2006, 220p.


Another dimension of space

The Blind Assassin (Le Tueur aveugle) ,superbe "roman à tiroirs" de la Canadienne Margaret Atwood, est placé sous le signe du conte. Celui qui vous captive à vous en faire oublier le temps, vous prend au piège de ses tours et détours, de ses emboitements, tout en s'acheminant vers un point bien précis.

Ici nous n'avons pas une mais trois Shéhérazade, dont les voix se succèdent et s'entrelacent.
Iris Chase Griffen est la première à prendre la parole. Mue par la volonté de rétablir la vérité sur sa famille, une dynastie ruinée d'industriels de Toronto, cette octogénaire à la santé chancelante mais à la plume alerte, commence un matin à rédiger leur saga de grandeur et décadence, et l'histoire de sa propre vie
La deuxième voix est celle de Laura Chase, la soeur d'Iris, personnage rêveur et fantasque mort à 25 ans dans des circonstances étranges, au lendemain de la fin de la 2e guerre mondiale. Dans son roman posthume devenu culte, The Blind Assassin, elle semble raconter son histoire, celle d'une jeune fille de la bourgeoisie, amoureuse d'un activiste politique recherché par la police, et qu'elle retrouve dans des meublés, des parcs, des bars, en échappant à la surveillance de sa famille.
Le troisième conteur c'est cet homme, qui est aussi écrivain de "pulp" pour survivre, et auquel sa jeune amante a réclamé une histoire qui la transporte ailleurs ("could I have another dimension of space ?"). Au fil de leurs rencontres, il tisse donc un récit de science-fiction/heroic fantasy, où un tueur aveugle et une vierge muette promise au sacrifice précipitent la chute d'une civilisation extraterrestre, raffinée et décadente.

Tout le roman se fonde en fait sur cette idée de another dimension of space.
Les trois strates narratives peuvent à priori déconcerter par leur manque de rapport apparent, mais on réalise vite qu'elles racontent la même histoire, avec des cadres, styles, personnages différents. Elles convergent vers un même point, le rétablissement d'une vérité longtemps étouffée.
Dans ce qui est à la fois jeu de miroirs et un thriller, nous voyons peu à peu apparaître des correspondances entre les trois récits, mais également des fausses pistes, nous restons dans l'incertitude jusqu'à la révélation finale, inattendue et bouleversante.
Ne vous laissez surtout pas rebuter par cette sophistication. Comme je le disais plus haut, l'intelligence et la complexité de la construction ne servent qu'à rehausser le bonheur de la lecture, celui de se laisser transporter, à l'instar de l'héroïne du livre de Laura, dans un (triple) univers romanesque de grande qualité,traversé d'émotion et de poésie.
The Blind Assassin restera parmi mes moments de lecture les meilleurs et les plus marquants.


The Blind Assassin, Margaret Atwood, 2000, Anchor Books, 538p.


Arthur & George

Je ne vous apprends pas qu'un des plus grands plaisirs que réserve la lecture, c'est d'être surpris.

Si vous avez déjà lu ou entendu des critiques du dernier Julian Barnes, traduit en français au début janvier, si vous avez lu sa 4e de couverture, une partie de cette jubilation risque fort de vous échapper. Car vous connaissez déjà l'identité complète de ses deux héros: Arthur et George donc.

J'ai eu la chance de le lire en anglais peu avant sa sortie en France et de l'aborder en toute ignorance. Le seul résumé auquel j'ai eu accès étant une 4e de couverture par chance taiseuse... J'ai pu donc profiter de l'effet de surprise créé par la révélation relativement tardive de l'identité des personnages. Ne comptez donc pas sur moi pour en dire trop ;-)

Le roman commence à la fin du 19e siècle, et à la façon du générique d' Amicalement Vôtre... Alternant des chapitres intitulés "Arthur" et "George", il met en parallèle l'enfance et la jeunesse de deux personnages que beaucoup semble opposer. Arthur, enfant robuste et hyperactif, grandit à Edimbourg dans une famille de petite noblesse désargentée. Il s'enthousiasme pour les sports de plein air et les romans de chevalerie . George, fils d'un vicaire de village, frêle, réservé et myope, passe son enfance dans la campagne anglaise. Arthur devient médecin, puis un des écrivains les célébrés de son époque. George étudie le droit, s'établit en tant que notaire à Birmingham et aspire à une vie discrète et tranquille. Leurs chemins ne semblaient pas destinés à se croiser...Pourtant, ils se rencontreront à cause des "Great Wyrley Outrages" qui firent les gros titres en 1903, et dont les retombées peuvent évoquer l'affaire Dreyfus .

Pour évoquer cette affaire réelle, Barnes mêle documentation historique et fiction. J'avais apprécié la finesse et l'humour de ses analyses psychologiques dans les nouvelles de The Lemon Table. Barnes fait preuve du même talent de portraitiste en explorant la vie intérieure de nos deux héros, leur évolution, leurs pensées les plus secrètes, aspirations et douleurs. Que ce soit celle d'un homme maintenant statufié par la célébrité ou celle d'un anonyme, la biographie est aussi passionnante.
Barnes souligne les différences entre Arthur l'écrivain exubérant et George le solicitor effacé, mais aussi ce qui les rapproche. Tous deux sont attachés aux traditions anglaises, mais également fascinés par l'avenir. L'un modèle son comportement sur des idéaux chevaleresques médiévaux, tout en voyant dans le spiritisme la science du futur. L'autre ne quitte pas les attributs vestimentaires du parfait Englishman, bowler hat and umbrella , mais voit avec délices Birmingham devenir une des villes les plus modernes d'Europe. En cela, ils incarnent bien leur époque, l'Angleterre edouardienne, charnière entre le lourd héritage victorien, et les profonds changements sociaux, politiques et technologiques du 20e siècle. Cette ambivalence est reflétée dans la narration, Arthur et George évoluant tour à tour dans des récits au passé et au présent.

Rappel d'une erreur judiciaire maintenant oubliée, Arthur & George n'en a pas moins des résonances très actuelles en évoquant racisme et préjugés, discrimination et difficultés de l'intégration, aveuglement de la machine judiciaire et emballement médiatique autour des affaires criminelles ...



Arthur & George, Julian Barnes, 2005, Random House, 505 p.


After hours


Haruki Murakami emmène souvent ses héros de l'autre côté du miroir et c'est ce qui fait le charme si addictif de ses romans.

Par amour, désarroi, nostalgie ou désespoir, ils empruntent les "entrées secrètes" vers "d'autres lieux où n'a cours aucune de nos lois fondamentales". L'entrée secrète se trouve dans un champ à Hokkaido (La chasse au mouton sauvage), au fond d'un puits oublié (Chroniques de l'oiseau à ressort) ou d'une forêt primitive du Kyushu (Kafka sur le rivage), sur une île grecque (Les amants du Spoutnik)... Certains en reviennent et d'autres y restent, selon les attaches qu'ils ont gardé avec "notre" monde, selon la force de leur fantasme.

Dans Le passage de la nuit, son dernier roman paru en français, cette frontière, c'est l'écran d'un poste de télévision débranché, qui s'allume tout seul en pleine nuit dans la chambre d'Eri, jeune fille plongée depuis plusieurs semaines dans un profond sommeil. Sa soeur cadette Mari, elle, semble décidée à passer une nuit de veille, en ville, à grand renfort de lecture,café et cigarettes.

Durant toute une nuit, Murakami invite le lecteur à observer, un peu à la manière d'un écran de surveillance divisé, ces deux mondes. Celui des pièces désertes et obscures, où se produisent d'étranges phénomènes. Et celui d'un centre-ville éclairé au néon blême, où Mari va déambuler d'établissements "after hours" en square désert, rencontrer la galerie de personnages insolites qu'affectionne Murakami, et en apprendre sur elle-même au détour de conversations à la fois légères et profondes, toujours surprenantes.

Cette focalisation externe est assez inhabituelle chez Murakami, qui dote généralement ses romans de héros narrateurs (et masculins). Ici nous observons la ville et ses lieux, Mari et Eri, de l'extérieur, à la manière de l'oeil d'un oiseau de nuit, d'un "pur point de vue", d'une caméra de surveillance, d'un voyeur, d'un passe-muraille, omniscients mais désincarnés.Comme dans La vie mode d'emploi, de George Pérec, notre regard glisse sur les objets, les moindres détails d'une chambre, l'expression d'un visage, la position d'un corps mais sans avoir accès aux pensées, aux motivations.
Une impression renforcée par plusieurs scènes composées comme les célèbres toiles du peintre américain Edward Hopper, des poches de solitude urbaine éclairées au néon, perdues dans un océan d'obscurité: Mari plongée dans sa lecture, contre la vitre d'un restaurant ouvert toute la nuit, un informaticien travaillant seul dans un vaste bureau , à la lumière d'une lampe unique, un musicien déambulant dans une supérette déserte et glacée.
Ce type de narration m'a fait un peu craindre au début que l'identification (qui fait aussi l'attrait des oeuvres de Murakami) ne fonctionne pas. Cependant, on se rend compte assez vite que Mari, la lectrice absorbée, ce pourrait être nous, plongés dans les pages du roman. Ce Passage de la nuit nous renvoie notre image comme un des innombrables miroirs et écrans, vitres obscures qui peuplent ses pages. Dont certains retiennent captifs les reflets...

Pour moi, ce qui distingue davantage ce roman des précédents c'est son côté franchement plus "atmosphérique" que narratif. Avec les imperceptibles modifications qu'elle subit au cours de son "passage", ses nuances seulement connues des insomniaques et noctambules, la nuit en est le véritable sujet, comme le rappelle l'horloge égrenant les minutes en tête de chaque chapitre.
Une nuit à la Murakami bien sûr, poétique et inquiétante, paisible et énigmatique, qui recèle bien des mystères et des bizarreries que l'aube ne résout pas. Et c'est tant mieux...

Le passage de la nuit (After dark), Haruki Murakami, 2004, Belfond, 2007, 230 p.


prochainement: Arthur & George, Julian Barnes

Portraits de yôkai

Shigeru Mizuki a été primé cette année au Festival de BD d'Angoulême pour l'album NonNonBâ. Je comptais justement faire une note sur l'album 3, Rue des Mystères de ce mangaka assez atypique, maître de l'étrange et vénéré au Japon.
Atypique d'abord par son parcours. Amputé du bras gauche pendant la 2e guerre mondiale, mais doué depuis l'enfance pour le dessin, Mizuki ne devient auteur de manga que relativement tard.
Le sujet de son oeuvre, les
yôkai, n'est pas non plus très banal, surtout pour un lecteur français.
Les yôkai , 妖怪 (= "apparitions ensorcelantes") , ce sont les créatures surnaturelles qui peuplent l'imaginaire japonais, des myriades de monstres, lutins, chimères, objets animés... Empruntant une incroyable variété de formes, parfois inquiétantes, souvent grotesques, ils côtoient dans les contes et légendes leurs cousins yûrei (fantômes et spectres) et oni (démons). Ils peuvent faire penser aux êtres fantasmagoriques et hybrides grouillant dans les tableaux de Jérôme Bosch . Cette parenté n'aurait rien de surprenant, car selon l'historien de l'art Jurgis Baltrusaitis ( Le Moyen-Age fantastique) une bonne partie du bestiaire fantastique gothique vient de l'Orient.

Je n'ai pas encore lu NonNonBâ , mais je crois que Mizuki y recense les yôkai des campagnes. Dans les 7 histoires de 3, rue des mystères , ils sont plutôt urbains, se tapissant dans les recoins des villes où s'attarde encore le passé: vieilles ruelles, temples oubliés, masures décrépites, cimetières, magasins désuets...Ce sont des démons-chats, des esprits de marins noyés, des crânes bavards, ou bien des fantômes enfantins, féminins...
Quand la frontière avec l'au-delà s'entrouvre, ils jettent leur dévolu sur des humains qui n'en demandaient pas tant et qui finissent presque tous par en souffrir.
D'un trait énergique et parfois proche de la caricature, Mizuki crée un monde nocturne, à la fois cauchemardesque et tragi-comique, à l'image des extravagants yôkai, tantôt inoffensifs tantôt maléfiques. Mais les héros humains de ces contes, trop naïfs, ambitieux ou stupides le leur disputent parfois en absurdité ...
L'histoire que j'ai préférée est la dernière, "Monstres Machikomi", où un mangaka est victime d'une horde de créatures, qui lui apportent prospérité, commandes et monceau de travail.... mais finissent par lui "ratatiner le cerveau" d'épuisement. Les yôkai représentent ici les média soumettant les mangaka à un rythme de production infernal...

Où croiser d'autres yôkai ?
Ils ont été fréquemment représentés sur les estampes. La MCJP leur a consacré une expo l'an dernier (affiche ci-contre). Cliquer sur "mini-site de l'expo", très bien conçu, pour visionner une superbe galerie de portraits sur rouleaux, manga (cahiers d'esquisses). Vous y admirerez les plus célèbres yôkai: tanuki (blaireaux magiques), rokurokubi (fantômes au cou extensible), kappa (démons des eaux), kitsune (démons renard), tengu (démon au long nez)...
Ils hantent les récits de Lafcadio Hearn, grand connaisseur du Japon traditionnel, qui a consacré de célèbres contes à la sorcière des neiges yuki no onna, à d'étranges têtes volantes anthropophages, des grenouilles vampires, de séduisants fantômes mais surtout au baku, le mangeur de rêves.


Mijika-yo ya !
Baku no yume ku
Hima mo nashi !

Hélas que la nuit est courte ! Le Bakou n'aura pas le temps de dévorer nos rêves. (vieille chanson d'amour japonaise)

Son nom est Bakou ou Shirokinakatsukami et sa fonction spéciale est de manger les rêves. On le représente et le décrit de bien des manières. Un vieux livre que je possède affirme que le Bakou mâle a le corps du cheval, la face du lion, la trompe et les défenses de l'éléphant, la mèche frontale du rhinocéros, la queue de la vache et les pieds du tigre.
Au temps de l'antique culture chinoise, on suspendait d'habitude dans les maisons japonaises des images du Bakou. On supposait qu'elles étaient douées du même pouvoir bienfaisant que l'original.
Le Bakou japonais est surtout connu en sa qualité de mangeur de rêves. Le détail le plus remarquable du culte qu'on lui rendait était la coutume, généralement suivie, de peindre en traits d'or le caractère chinois correspondant à son nom sur les oreillers en bois laqué des seigneurs et des princes. Par la vertu et la puissance de ce signe, le dormeur était protégé contre les mauvais rêves. Il est assez difficile aujourd'hui de trouver encore de tels oreillers ; les images même du Bakou (ou Hakutaku comme on l'appelle quelquefois, sont devenues fort rares. Mais dans le langage courant la vieille invocation au Baku a survécu :" Baku Kurae ! Baku Kurae ! Dévore, ô Bakou, dévore mon mauvais rêve !" Quand on sort d'un cauchemar ou de quelque songe de mauvais augure, il faut répéter cette invocation rapidement et à trois reprises. Le Bakou dévorera le rêve et changera la mauvaise fortune et la terreur en bonne fortune et joie.


( dans Le Mangeur de rêves, poche actuellement épuisé mais réédité en avril)

Un village des yôkai existe sur le net: Youkaimura.

Shigeru Mizuki, aujourd'hui âgé de 85 ans, compte bien
"dessiner encore jusqu'à 110 ans avant de pouvoir, à son tour, devenir un yôkai"...


3, rue des mystères et autres histoires
, Shigeru Mizuki, Editions Cornélius, 2006, 238 p.

Izumi Kyôka



Pour Junichirô Tanizaki il était "le plus japonais des écrivains", Yukio Mishima l'a qualifié de "génie", mais Izumi Kyôka, auteur majeur au Japon, reste trop peu traduit en France.
Seuls La femme ailée et La Femme fidèle, publiés chez Picquier, nous donnent un aperçu d'une oeuvre importante, originale, poétique et parfois déconcertante, profondément japonaise. Les Anglo-Saxons ne s'y sont pas trompés, qui ont accès aux traductions de bon nombre de ses romans, contes et pièces de théâtre...
J'ai déjà eu l'occasion de chroniquer ses contes ici et , et voici la présentation que Xavier lui a consacrée sur plathey.net.

Venez signer sur le Forum Grain-de-Sel une lettre adressée aux éditions Philippe Picquier pour faire part de votre intérêt pour cet auteur !

Bateman returns

Je n'avais que moyennement aimé les précédents romans de Bret Easton Ellis, American Psycho et Glamorama . Le cadre où évoluaient ses héros avait de quoi intéresser, un univers hyperréaliste (énumération continuelle de marques, de noms de pipole) où se dissolvaient peu à peu, comme rongés à l'acide, les repères. Mais finalement j'avais trouvé plus roublarde qu'incisive sa dénonciation des grand maux de la société américaine: la violence physique et morale, le culte de la célébrité et des apparences.

Dans son dernier, Lunar Park , en revanche, que du bon! Ici les thèmes chers à l'auteur sont traités avec une maîtrise et une subtilité qui vont en faire à coup sûr un futur classique de la littérature US.
Dans ce roman, toute ressemblance avec des personnages existant ou ayant existé n'est pas fortuite...Il met en scène le double (presque exact) de l'auteur, Bret Easton Ellis, romancier à succès, qui décide de quitter sa vie de défonce pour aller habiter une riche banlieue, auprès de Jayne Dennis, célèbre actrice, et ses deux enfants. Et surtout nouer le contact avec Robby, son fils pré-ado bien perturbé. Mais la reconversion de party animal en soccer dad n'est pas si facile... Des phénomènes mystérieux commencent à frapper sa maison, tandis qu'une série de meurtres se produit dans les environs. Sortis directement des pages d'American Psycho, ils semblent avoir été commis par Patrick Bateman, son héros serial killer/golden boy ...
Difficile d'en dire plus sans vous gâcher le plaisir de la lecture de ce thriller passionnant, halluciné et hyperréaliste, acide et poignant (si, si!), angoissant et drôlatique.
Et pourtant...comme un film de David Lynch, par ses multiples niveaux de lecture, son mystère qui ne se dissipe jamais, ce roman se prête irrésistiblement à l'interprétation.
En tout cas, vous y trouverez le portrait d'une Amérique post 9/11, ses angoisses et ses obsessions sécuritaires; d'impeccables banlieues façon Desperate Housewives, leurs habitants botoxés, leurs rejetons et leurs labradors shootés aux mêmes médocs, leurs 4X4 et leurs secrets; une réflexion sur les liens entre l'auteur et sa création, sur les rapports filiaux, sur l'irrépressible force du fantasme et de l'imagination; des pelouses visqueuses et des e-mails fantômes; des maisons transformistes; des délires paranoïaques et de la nostalgie mais surtout des Furbies démoniaques très très mal lunés.

Mais j'en ai déjà trop dit! Je vous donne donc rendez-vous dans la partie commentaires si vous souhaitez le disséquer.



Lunar Park, Bret Easton Ellis, 2005, Vintage Books, 400 p.


à venir: L'Adversaire, Emmanuel Carrère.

Tsubaki

Tsubaki est un roman aussi court que passionnant, à la fois intimiste et historique.

La narratrice en est une jeune femme d'origine japonaise, Namiko, vivant dans un pays non précisé, mais qu'on devine être le Canada. Sa mère, Yukiko, survivante de Nagasaki et exilée après la guerre dans ce pays, vient de mourir en lui laissant deux lettres, l'une adressée à un frère dont la narratrice ignorait l'existence, l'autre qui lui est destinée. Yukiko y confesse un meurtre, commis au Japon alors qu'elle était adolescente ...
Ce récit est pour la vieille dame un moyen de se libérer enfin du "poids des secrets" et d'éclairer les zones d'ombre d'une histoire familiale faussée par le mensonge. Pour Namiko c'est un retour aux sources, vers un pays où elle a peu vécu, et une famille dont elle ignore presque tout. Ce récit est également important pour le fils de Namiko, né d'un père américain et avide de témoignages sur la Seconde Guerre mondiale.
Avec une étonnante économie de moyens, Aki Shimazaki décrit plutôt brièvement le carnage de la bombe, mais fait planer son ombre sur tout le roman. C'est ce jour-là qui a infléchi le destin de Yukiko et donc de sa descendance...
Cette épure fait ressortir des images symboliques fortes, telles celle du camélia (tsubaki en japonais) qui donne son titre au roman. Tsubaki est la fleur préférée, emblématique, de Yukiko, celle qu'elle cultive dans son jardin canadien, et qui, après sa mort, continuera à fleurir sa maison et sa tombe. Elle peut représenter la beauté qui ne se délite pas dans la mort (la fleur du camélia tombe sans s'effeuiller), l'attachement aux racines japonaises malgré l'exil...Cette fleur charnue et rouge vif, à demi-fermée, au coeur dissimulé, pourrait être un écho aux sentiments des personnages et à la sensualité de certaines scènes, intenses et violents mais gardés secrets.
L'image reste malgré tout énigmatique, et cela convient très bien à ce roman qui, sans que vous sachiez exactement comment, capte votre attention dès les premières lignes et vous laisse impatient de lire la suite! Car Tsubaki est le 1er volume d'une pentalogie "chorale", évoquant la bombe atomique sur Nagasaki depuis cinq points de vue différents. A suivre donc prochainement sur Pollanno Hamaguri, Tsubame, Wasurenagusa et Hotaru...
Aki Shimazaki, qui vit à Montréal depuis 10 ans, écrit directement en français. J'ai lu sur le net qu'elle avait "commencé à écrire pour apprendre le français". L'article relevait aussi son lapsus intéressant lorsqu'elle disait avoir "appris le français pour écrire"...

Tsubaki, Le poids des secrets / 1, Aki Shimazaki, 1999, Babel, 2005, 115 p.




Spice girl

Cet été, j'ai lu en quelques jours L'Odeur, de la romancière indienne Radhika Jha et qui commence ainsi:

Quand le vent soufflait en rafales comme il le fit souvent ce printemps-là, l'odeur de baguette sortie du four le disputait dans l'Epicerie de Madras aux senteurs piquantes des condiments et des mélanges d'épices.Elle entrait sans hésiter, ignorant les mannequins aux seins lourds drapés dans leurs saris, exposés dans la vitrine spacieuse avec les vidéocassettes indiennes et les moulins à prière chinois. Elle marquait un temps d'arrêt devant le rayon des plats cuisinés - rondelles de bananes frites à l'huile de coco, samosas, gulab jamun, pappadam - et un peu de sa force se diluait dans l'âcreté puissante des arômes étrangers.
Une nouvelle bourrasque froide s'engouffrait par la porte ouverte, et l'odeur de baguette, ragaillardie, s'aventurait plus loin dans le magasin. Survolait sans faiblir les cageots de légumes, dépassait le comptoir où mon oncle lisait son quotidien et les présentoirs à journaux qui sentaient l'encre et les produits chimiques, avant de prendre le virage vers l'arrière-boutique où je me tenais. Là, cernée de toutes parts et coupée de ses renforts par la configuration coudée des lieux, elle livrait son dernier combat aux arômes capiteux avant de se rendre, submergée par les assauts conjugués de ces armées d'un autre monde, coriandre, curcuma, cardamome et cannelle.
Dans ses derniers sursauts de témérité, elle imprégnait mes sens. Je retenais mon souffle pour lui donner refuge jusqu'au moment où mes poumons perfides me trahissaient. Vaincue, j'expirais bruyamment et laissais les épices de ma terre d'origine, que je n'avais jamais vue, prendre possession de moi.


La terre d'origine de Lîla, la narratrice, c'est la province indienne du Gujarat, mais sa famille vit depuis deux générations au Kenya. Lorsque son père est tué par des émeutiers, elle est obligée d'émigrer à nouveau. Alors que sa mère et ses frères partent en Angleterre, la jeune fille est hébergée en banlieue parisienne, par son oncle et sa tante, qui tiennent l'épicerie décrite ci-dessus. L'Odeur est l'histoire de sa découverte de Paris et de la France , de ses beautés et laideurs, un parcours émaillé de rencontres et de pas mal de déboires.
Extrêmement réceptive aux odeurs, c'est essentiellement par l'odorat que Lîla explore ce nouveau monde. Effluves délicieuses ou déplaisantes des épices de la cuisine familiale, de la rue, des corps, des magasins, elles sont omniprésentes, elles ont une vraie présence, une vie propre. Et c'est ce qui différencie Lîla des Français, dont l'odorat, trop peu sollicité, s'efface peu à peu au profit de la vue. Comme le déclare un des personnages, travaillant pour la publicité, celle-ci a

tout changé. On ne réagit plus à l'odeur, seulement à la vue. Si ça continue, les hommes perdront tous les autres sens, ils n'en auront plus besoin. Parfum, moutarde, tout sentira pareil, on ne les distinguera que par la forme et par la couleur de l'emballage.


Et l'odeur est surtout, pour Lîla, l'émanation de l'être, le reflet de la personnalité. Son odorat extraordinaire contribuera aussi bien à son ascension sociale (dans la restauration) qu'à ses malheurs: elle finit par se persuader qu'elle pue, ce qui la condamne au rejet, à la fuite et à l'échec...
Si Radhika Jha fait preuve de beaucoup de talent dans l'évocation des sensations, le récit de ces malheurs verse en revanche dans le mélo....Le réalisme du récit fait presque place à la caricature. Lîla est une véritable Cendrillon, exploitée et abandonnée par toute sa famille, s'entichant inexplicablement d'une série de faux princes charmants mais vrais salauds, insultée et battue, montant très haut puis finissant dans le caniveau, au propre comme au figuré... Mis à part quelques rares amis secourables et ouverts, le français moyen n'apparaît que comme un individu soit mondain, superficiel et opportuniste soit méfiant et raciste. Bien sûr, on peut arguer que cette accumulation et ces portraits simplistes reflètent la paranoïa de Lîla, sa peur et sa détresse, qui déforment sa perception du monde et se traduisent par l'odeur pestilentielle qu'elle s'imagine dégager. Mais cette naïveté nuit à L'Odeur, qui aurait pu être une fable originale et cruelle sur l'exil et la découverte, aussi bien de l'"ailleurs" que de soi-même. Le meilleur roman sur l'univers des odeurs reste pour moi Le Parfum, de Süsskind...


L'Odeur (Smell) , Radhika Jha, 1999, Picquier Poche, 2005, 450 p.




Mishima

J'ai entamé ce recueil de nouvelles pour voir si je pouvais changer d'avis sur Mishima. N'ayant lu que Le Pavillon d'Or (fini à grand peine) et Pélerinage aux trois montagnes (je n'avais aimé que la nouvelle éponyme), je me disais que bon, c'était peu pour se forger un avis définitif sur un écrivain majeur.
Et faut croire que si...car je n'accroche décidément pas. Pour reprendre le célèbre slogan chocolatier
(théobromine, quand tu nous tiens...) , l'écriture de Mishima reste "quelques grammes de beauté dans un pudding bien lourd".
Une matinée d'amour pur comporte 7 nouvelles, écrites entre 1946 (Mishima a alors 20 ans) et 1965 (4 ans avant son suicide spectaculaire). Toutes déclinent le thème d'un amour ne trouvant son expression la plus belle et la plus pure que dans l'avilissement, la souffrance et la mort.
J'ai trouvé que le maniérisme presque kitsch, les situations dramatiques tellement outrées qu'elle frisent le ridicule, étouffent ce que ces histoires ont de dérangeant (inceste, infanticide, sado-masochisme). Sans compter des phrases tournées bizarrement et donc incohérentes (est-ce aggravé par la traduction ?). Je m'attarderai plutôt sur les 2 nouvelles qui m'ont plu, ouvrant et fermant le recueil.
Dans la première, "Une histoire sur un promontoire" , un jeune garçon égaré au bord de l'océan rencontre un mystérieux jeune couple. Personnages fantomatiques, chansons d'un autre siècle flottant dans une maison abandonnée ... Une ambiance onirique, presque fantastique, pour ce récit d'un éveil à l'amour. La tragédie est bien présente, mais tellement en filigrane qu'elle pourrait être juste un mirage généré par la torpeur d'un après-midi d'été ... L'écriture est élégante, c'est lyrique et subtil, pas du tout déplaisant à lire...surtout en été. Et en plus j'ai appris le mot "érémitique" ( dur à caser dans la conversation cela dit ^^' )

Pouvait-on imaginer un paysage aussi élégant qui fût à ce point chargé de mélancolie? On n'apercevait ça et là rien que des bosquets de pins et d'arbustes. D'innombrables petits reliefs transformaient cette montée en suite de lacets, et il aurait été impossible de dire le nombre de villas qu'on entrevoyait entre les bois et les rochers [...]
Ce secret d'une subtile configuration semblait conférer à ce magnifique paysage du promontoire encore plus de mystérieuse et érémitique beauté. L'habitant d'une des villas devait finir par croire qu'il n'y avait ni maison ni âme qui vive à plusieurs lieues à la ronde, jusqu'au jour où, au détour d'une promenade, il tomberait, tout près de chez lui, sur une roseraie d'un charme enchanteur, devant une petite maison, et il ne voudrait pas en croire ses yeux; s'il touchait une fleur, aussi bien le diapré de la couleur rose et moite, que l'ombre nette se découpant sur les feuilles vertes prouverait la réalité des roses, et, dans sa stupeur, il verrait des volets s'ouvrir, avec un grincement de loquet, et leurs ombres courir, puis, apparaissant à la fenêtre, l'habitant des lieux lui adresser un salut amical... la sensation d'étrangeté atteindrait alors à son comble. Sur ce promontoire, dix ou vingt minutes de promenade suffisaient pour pénétrer dans un univers de conte de fées et pour en ressortir.



La dernière, "Une matinée d'amour pur" s'ouvre sur le baiser langoureux d'un couple d'âge moyen, qui refuse de vieillir et cherche à entretenir les émois de sa première rencontre. Quitte à utiliser d'autres personnes pour arriver à ses fins. Pas follement audacieux, mais cela se lit plutôt bien. Ici aussi, des relents de fantastique flottent sur cette histoire de prédation amoureuse et d'éternelle jeunesse . Je pensais même en lisant au très séduisant couple vampirique Deneuve-Bowie...
(sacrilège! hurleront les fervents mishimiens ^^).
Du moins jusqu'au dénouement, qui, lui, renvoie au thème du Pavillon d'Or: la beauté vue comme une agression et qui provoque d'irrésistibles pulsions destructrices...


Une matinée d'amour pur (
朝の純愛, Asa no jun'ai), Yukio Mishima, Folio, 2005, 293 p.


L'usage du monde

J'ai découvert l'an dernier l'écrivain-voyageur suisse Nicolas Bouvier avec Chronique Japonaise et ce fut un très agréable moment de lecture. L'usage du monde retrace son premier grand voyage , à l'âge de 23 ans, en compagnie du peintre Thierry Vernet. Un périple en voiture qui les mènera de Belgrade à Kaboul, en passant par la Macédoine, la Turquie, l'Azerbaidjan, l'Iran, le Pakistan, l'Afghanistan...

La même écriture très évocatrice , ici peut-être plus dense, entre journalisme et poésie, cet art de croquer sur le vif portrait sur portrait (hommes, peuples, villes, pays et paysages, atmosphères...), avec réalisme, humour et souvent tendresse.
Bouvier sait nous faire partager à merveille ses découvertes et éblouissements :

Mais il y a ici des platanes comme on n'en voit qu'en songe, immenses, chacun capable d'abriter plusieurs petits cafés où l'on passerait bien sa vie. Et surtout il y a le bleu. Il faut venir jusqu'ici pour découvrir le bleu. Dans les Balkans déjà, l'oeil s'y prépare; en Grèce il domine mais il fait l'important: un bleu agressif, remuant comme la mer, qui laisse encore percer l'affirmation, les projets, une sorte d'intransigeance. Tandis qu'ici! Les portes des boutiques, les licous des chevaux, les bijoux de quatre sous: partout cet inimitable bleu persan qui allège le coeur, qui tient l'Iran à bout de bras, qui s'est éclairé et patiné avec le temps comme s'éclaire la palette d'un grand peintre. Les yeux de lapis des statues akkadiennes, le bleu royal des palais parthes, l'émail plus clair de la poterie seldjoukide, celui des mosquées sefévides, et maintenant, ce bleu qui s'envole , à l'aise avec les ocres du sable, avec le vert poussiéreux des feuillages, avec la neige, avec la nuit.


Ce qui fascine dans les écrits de Bouvier est la lenteur et la richesse d'un périple aux antipodes de la vacuité du tourisme de masse, même lointain.
Le voyageur à la Bouvier, loin du confort et de la sécurité, fait sien le proverbe afghan:

Prendre son temps est le meilleur moyen de n'en pas perdre.


Il s'attarde plusieurs mois dans une ville (Belgrade, Tabriz, Téhéran,Quetta...), le temps d'y gagner de quoi poursuivre la route, réparer la voiture, mais surtout de s'imprégner de l'esprit des lieux et ainsi apprendre au contact de leurs habitants.
La plupart des populations rencontrées, en dépit (ou à cause) de la misère, de la maladie, des privations ou des troubles politiques, lui enseignent le "Carpe Diem", l'art de goûter le moment présent et ses petits bonheurs, profiter aussi intensément que possible de ces instants qui constituent la véritable "ossature de l'existence".
Le voyage, "l'usage du monde" est donc une leçon de vie, voire une nécessité vitale. C'est arrivé aux portes de l'Inde, face au panorama grandiose du Khyber Pass, que Nicolas Bouvier réalise sa pleine appartenance au monde en même temps que la fugacité d'une telle sensation:

Comme une eau, le monde nous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu'on porte en soi, devant cette insuffisance centrale de l'âme qu'il faut bien apprendre à cotoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr.


Le périple se poursuivra à Ceylan ( raconté dans Le Poisson-Scorpion), puis au Japon...


L'usage du monde, Nicolas Bouvier, dessins de Thierry Vernet, 1964, Petite Bibliothèque Payot, 2001, 419 p.



Quelques extraits
Quelques photos
Sur les traces de Bouvier ?