jeudi, décembre 09, 2004

Kamishibai san

Chronique Japonaise, de l'écrivain voyageur Nicolas Bouvier, est un livre qui m'a plu d'emblée. Sur sa couverture agréable au toucher, souple et légèrement granuleuse, une estampe de Hokusai montre un tanuki , blaireau magique, dissimulant son corps rond d'animal sous d'amples vêtements humains, et s'inclinant légèrement sur le côté, dans une posture mi-salutation mi-invite, comme si nous venions de pousser la porte de sa hutte. Il ressemble à un conteur nous conviant à prendre place au coin du feu et à l'écouter jusqu'aux petites heures de la nuit.
Et c'est bien le ton chaleureux, familier et captivant du conteur que Nicolas Bouvier adopte, pour juxtaposer chronique historique et chronique personnelle, le carnet de ses voyages au Japon, entre 1955 et 65.


Cette nuit j'ai vu en rêve toute l'histoire japonaise alignée comme une suite d'images d'Epinal aux couleurs acides, avec ici ou là un gros plan sur un visage stupéfait ou contrit. A peu près ce qu'un enfant verrait dans une lanterne magique.


A ceci près que ces images n'ont rien de figé et que l'auteur donne ainsi chair et vie à l'Histoire, à la façon du montreur d'images du quartier populaire d'Araki-Chô, à Tôkyô, où il résida plusieurs mois:

En contrebas de la rue, un sanctuaire shinto dédié à Inari, déesse de la Nourriture, et à son compère et messager le renard Kitsune, partage avec une scierie le fond d'une petite combe herbue. Par temps calme, parmi les minces fumées d'encens, on en entend monter les glapissements du Kamishibaï San (Monsieur Théâtre-en-Papier), en train d'ensorceler sa clientèle enfantine. Dans une caisse fixée sur son vélo, il insère une douzaine d'images de carton et les retire à mesure pour illustrer l'histoire qu'il psalmodie d'une invraisemblable voix rotée, tantôt plaintive et tantôt menaçante. Ogres, gansters, dragons, duels. Les styles et les mythologies se mélangent très librement; on voit un tigre ramper aux pieds de la Vierge Marie, un samouraï piloter un sous-marin.

Les visages sur lesquels il s'attarde (celui, médusé, de l'empereur chinois Tang-Yi apprenant par missive officielle la création de l'"Empire du Soleil-Levant", au 7e siècle ; celui du perplexe maire de la bourgade de Kyushu où vient d'accoster, en 1543, une jonque chargée des premiers Européens; celui du général Oda Nobunaga, mitraillant les missionnaires jésuites de questions lors de réceptions bien arrosées...) prennent autant de réalité que ceux des habitants modestes de la Shitamachi, les quartiers populaires de Tôkyô, dont il partagea la vie. Les baigneurs jovials du sento (le bain public), les artisans, les flics trompant l'ennui en jouant interminablement au go, les citadins accablés et rendus fous par la canicule d'août, les prostituées venues des campagnes(celles de La Rue de la Honte de Mizoguchi), les paysans célébrant un frénétique matsuri hivernal ...
En bref, un pays et un peuple , dont Nicolas Bouvier souligne avec humour les qualités et les travers, un Japon loin des clichés, méconnu et aujourd'hui disparu, aussi "frugal, introverti et pathétique " que truculent et festif , entre "Brueghel et Hokusai". L'austérité du Nô et du bouddhisme zen sont également évoqués, mais dans la pénombre de la salle de nô, les spectateurs sont de petits vieux malicieux qui vont discrètement prendre le thé ou un peu d'air pendant les récitatifs, et dans celle du Temple de la Grande Vertu, "un bouddha de bois doré haut de dix mètres sourit de voir ses fidèles manoeuvrer si adroitement et marcher - avec quelle prudence - sur des oeufs qui n'existent pas."

Autant d'anecdotes et d'atmosphères qui vont se nicher dans notre mémoire, de façon aussi marquante que si nous les avions réellement vécues. Un de ces livres rares qu'on absorbe plus qu'on ne lit - d'autant plus que le saké y coule à flots ;-)

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