vendredi, mai 26, 2006

L'Automne de Chiaki

Bon, malgré une ingestion massive et multi-quotidienne de théobromine, je lambine de plus en plus pour mettre ce blog à jour.
Ce n'est pas que je lise moins, au contraire. C'est plutôt de regarder la pile croissante de bouquins à chroniquer qui déclenche en moi un accès de flemme aigüe, en face de laquelle la théobromine montre ses limites . Langueur un peu comparable à celle qui peut vous saisir en contemplant les kanapoutz chancelant dans l'évier...
Mais comme parmi ces bouquins il y en a de formidables et d'autres franchement pas mal, qu'il vous faut vraiment connaître, me voici de retour.
Avec L'Automne de Chiaki, de Kazumi Yumoto, dont j'ai déjà chroniqué le premier roman pour adultes, La Ville au Crépuscule. Les deux romans ont beaucoup en commun, car Yumoto y explore le même thème: la relation des enfants à la mort.
L'Automne est comme le pendant lumineux de la Ville, moins oppressant et claustrophobique, comprenant de plus un élément magique. Ce roman est publié dans la collection Jeunesse du Seuil mais est franchement destiné à un public ado voire adulte.
Comme dans la Ville, le narrateur, dont on devine le mal-être présent, revient sur un épisode de son enfance. Chiaki, 25 ans, apprend la mort d'une vieille femme. En se rendant à ses funérailles, elle se souvient...
Elle avait 6 ans quand son père mourut dans un accident de voiture. Sa mère, sombrant dans la dépression, l'entraîna dans ses errances à travers la ville. Jusqu'à ce que leurs pas, par une journée de canicule, les mènent au "Peuplier":

Par dessus les toits, un arbre plus élevé qu'un poteau électrique se détachait nettement. On ne sentait pas la moindre brise, mais son feuillage dans les hauteurs vacillait en frémissant: rien qu'à le voir, on cessait de transpirer.
"Allons jusqu'à cet arbre, proposa maman."

Et c'est ainsi qu'elles emménagent à la résidence du Peuplier, un bâtiment décrépit, tenu par une mystérieuse vieille dame, veuve d'un professeur d'université.

Son visage très disgracieux évoquait Popeye, c'était même son portrait craché. Mais ses yeux qui roulaient au fond de la vallée formée par le front et les joues, me révélaient que c'était Popeye transformé en méchant après absorption d'une drogue.

Cette laideur intimide d'abord Chiaki, mais des liens vont progressivement se former entre elles. La vieille dame lui révèle un jour son secret: le tiroir supérieur de sa commode est bourré de lettres que lui confient les gens. A sa mort, elle les transmettra aux défunts, en "facteur de l'au-delà". Chiaki va ainsi commencer à écrire à son père disparu et peu à peu surmonter le déchirement du deuil...
Car comme dans La Ville, lorsqu'un enfant se retrouve face à la mort, une vieille personne lui sert d'intermédiaire. Un être repoussant et fascinant, mystérieux et réconfortant, à la fois chamane, proche du monde des esprits, et substitut de parents absents, lointains ou disparus.
Yumoto sait décrire les angoisses de Chiaki avec sensibilité et sans mélo. De même, pas de rose bonbon pour peindre le personnage de la vieille propriétaire, parfois vieille dame indigne, près de ses sous et gourmande. Mais là où la Ville était d' un réalisme parfois sordide dans son approche de la vieillesse, l' Automne est empreint d'une sorte de magie, celle qui naît de la perception du monde par un enfant.
Dans l'univers où vit Chiaki, les bouches d'égoût cherchent à vous avaler, le père disparu est parti converser avec le Lapin sur la Lune, la statue du Christ dans une église est étrangement expressive, les humains se dissimulent sous des masques d'animaux, le Peuplier est une présence vivante et bienveillante... Sur ce monde magique règne bien sûr la vieille dame, sorcière tapie dans un antre sombre et poussiéreux, plein de grimoires et de statues de dragon, où flottent des odeurs médicinales... « Mon intérêt pour elle relevait d’une envie d’avoir peur » .
Mais cette magie est telle un voile prêt à se déchirer, au gré des déceptions et chagrins enfantins. Puis à se redéposer sur le monde des adultes, au moment où l'on s'y attend le moins, donnant au roman une fin très belle et étrange...Car cette histoire de lettres, n'était-ce vraiment que le truc trouvé par la vieille dame pour alléger le chagrin de Chiaki ? Je n'en dirai pas plus...
J'ai également aimé la description de la vie quotidienne dans cette pension délabrée, dont les locataires folklo m'ont assez fait penser au très bon manga de RumikoTakahashi, Maison Ikkoku. Un mode de vie encore rythmé par les saisons, sous le peuplier tutélaire, dans un quartier populaire où le lien social, amical se substitue aux liens familiaux. Mais menacé par l'avancée inexorable des bulldozers des promoteurs... Et là on pense à l'Orme du Caucase, de Taniguchi...


L'automne de Chiaki (Popura no aki), Kazumi Yumoto,1997, Seuil, 2004, 160 p.


à suivre: Je suis vivant et vous êtes morts, Emmanuel Carrère.