vendredi, juin 23, 2006

La Fin de l'été

Ce court roman de Setouchi Jakuchô ne me laissera pas un souvenir impérissable. Non pas parce qu'il est bien sage pour un ouvrage qui a fait scandale (sa publication valut à son auteur la réputation de "romancière pornographe"). Car replaçons les choses dans leur contexte... En 1963, au Japon, les moeurs plutôt libres et le mode de vie du personnage central, Tomoko ont en effet de quoi choquer. Indépendante financièrement, divorcée, cette femme de 38 ans navigue entre deux hommes. Shingo, un quinquagénaire,dont elle est la maîtresse officielle depuis 8 ans, et Ryota, plus jeune qu'elle, qui fut son amant autrefois et pour qui elle quitta son mari. Vous suivez?
Ce qui est profondément ennuyeux dans La Fin de l'été, ce n'est pas l'absence de scènes torrides mais le manque de charisme des personnages et le peu de crédibilité des sentiments qu'ils éprouvent. Ce qui est embêtant, pour un roman psychologique...
On n'arrive pas à s'intéresser, à défaut de les comprendre, aux "mouvements chaotiques du coeur de Tomoko" (dixit la 4e de couv), femme passionnée et sensuelle, dont ledit coeur balance entre deux hommes aussi antipathiques l'un que l'autre. Ses scènes, ses cris, atermoiements et revirements (je pars? je reste?) se brisent sur eux comme sur une muraille molle. Et tout au plus éprouve t'on une vague compassion pour cette pauvre Tomoko, enlisée dans une telle situation...
Ce n'est pas "tempête sous un crâne" mais tempête dans un verre d'eau tiède (du robinet).
Comme Setouchi n'est pas Tanizaki, rien de troublant ou d'ambigu dans l'étude de ces triangles amoureux (Tomoko et ses deux amants, Shingo et ses deux femmes) . Au lieu de cela, l' analyse psychologique est alourdie de commentaires inutiles ( "Elle aimait encore Shingo. et son comportement la désespérait, incapable qu'elle aurait été d'en apporter la moindre justification aux deux hommes. Elle pouvait perdre Ryota mais une vie sans Shingo lui était inimaginable") et d'une redondance systématique.
Comme si le lecteur au cuir épais (et donc insensible aux mouvements chaotiques du coeur) n'avait pas bien tout compris, et que l'auteur se croyait obligée de résumer clairement la situation toutes les 2 pages.
Amateur de style elliptique, passe ton chemin.

Cela dit, le nom "Setouchi Jakuchô" me disait quelque chose et j'ai fini par me souvenir qu'elle apparaissait dans l'émission Carnet Nomade consacrée à Kyôto il y a 2 ans. Dans ce "Kyôto, l'abécédaire" très réussi, Colette Fellous, accompagnée du romancier Hirano Keiichirô, allait rendre visite à Setouchi, retirée depuis 30 ans dans un monastère bouddhiste. Un autre intervenant, François Lachaux, directeur de l'Ecole française d'Extrême-orient, commentera cependant avec malice : "elle est devenue moine comme on pouvait entrer en retraite ou dans une abbaye dans les romans libertins du 18e siècle". Car notre nonne, qui a l'air fort sympathique, avoue boire beaucoup, sortir et apprécie la jeunesse (Hirano ne la laisse visiblement pas indifférente :p). J'ai fouillé dans mes K7 et réécouté son interview. En voici une partie:

Colette Fellous: Comment les voyez-vous aujourd'hui, tous ces romans que vous avez écrits, qui ont scandalisé à un moment... ces romans érotiques, on peut dire...?

Setouchi Jakuchô: Oui, c'est vrai, quand je relis mes oeuvres de jeunesse maintenant, je me dis que c'était finalement beaucoup de bruit pour pas grand-chose, et en particulier ma première oeuvre qui s'appelait Kashin. C'est un mot chinois qui signifie "utérus". Je l'ai utilisé pour ne pas utiliser directement le mot japonais. Mais en dépit de ce truc, les critiques ont été impitoyables. Il y a même un critique qui est allé jusqu'à compter le nombre de fois où le mot kashin apparaissait dans le livre et suite à ça il a écrit une critique des plus incendiaires. Et moi, bien entendu, j'ai été très touchée et ça m'a mis aussi en colère.

Hirano Keiichirô: Moi, j'aime beaucoup cette première oeuvre, Kashin, et il ne faut pas oublier qu'elle a été publiée à une époque où les gens étaient encore très conservateurs et on ne parlait pas encore des problèmes des femmes comme on en parle aujourd'hui. Donc à mon avis, Kashin est une oeuvre courageuse qui a abordé un thème de plein-pied et qui a provoqué un scandale. Mais je pense que c'est le rôle d'un écrivain que de parler des problèmes de la société. Et quoiqu'il en soit, cette oeuvre est devenue maintenant quasiment légendaire.

Setouchi Jakuchô: On parle de ma première oeuvre, mais la sienne, Takasegawa (1), à mon avis, c'est pire. Mais lui n'a pas été critiqué et il a même reçu le prix Akutagawa(2) à l'âge de 23 ans! Et à propos du prix Akutagawa, cette année il a été remis à deux jeunes filles qui ont respectivement 18 et 19 ans (3). Et leurs oeuvres sont très extrêmes, elles parlent de sexe de manière très très crue. et elles n'ont pas été critiquées, bien au contraire elles ont été même encensées. Quand je vois ça, eh bien, je me dis que les temps ont changé. (rires)

© Radio France

(1) La Rivière Takase, recueil de nouvelles de Hirano Keiichirô, 2003, encore inédit en France.
(2) le Goncourt japonais . Hirano l'a reçu en 1998 pour L'Eclipse.
(3) en 2003, Wataya Risa (Appel du pied) et Kanehara Hitomi
(Serpents et Piercings)

La Fin de l'été (natsu no owari), Setouchi Jakuchô, 1963, Picquier Poche, 2005, 180 p.


à suivre: L'Usage du Monde, Nicolas Bouvier.

dimanche, juin 18, 2006

100% bio

Voilà, comme annoncé, une note aux ingrédients certifiés issus de l'agriculture biographique ^^.
J'ai donc lu récemment les biographies de l'écrivain Philip K. Dick (1928-1982) et la chanteuse de jazz Billie Holiday (1915-1959). Histoire d'en apprendre plus que les clichés habituels sur ces "deux légendes américaines disparues prématurément après avoir dissous leur talent dans l'alcool et diverses substances chimiques blablabla..."
Mais je ne m'attendais pas à ce que ces deux livres, au delà de l'aspect informatif, illustrent chacun aussi bien les réussites et les ratages du genre biographique!

Commençons donc par cette grande réussite qu'est Je suis vivant et vous êtes morts, d'Emmanuel Carrère . Philip K. Dick est un des maîtres de la Science-Fiction, mais cet ouvrage vous captivera même si vous n'êtes fan ni de l'auteur ni du genre. Car il s'agit aussi bien du récit d'une vie hors-normes que d'une fascinante étude du fonctionnement de l'esprit humain et de la création littéraire.
Aussi loin qu'il remontât, il avait toujours, de tout son être, repoussé l'idée que ce qui lui arrivait pouvait être le fruit du hasard, d'une danse d'électrons privée de chorégraphe, de combinaisons aléatoires. Pour lui, tout devait avoir un sens et il avait vécu, scruté sa propre vie en fonction de ce postulat. [...]
Cette intuition que nous éprouvons tous, plus ou moins honteusement, donne sa pleine mesure dans deux systèmes de pensée: le premier est la foi religieuse, le second la paranoïa [...].

Cette quête d'un sens que l' on nous cacherait soigneusement, Philip K.Dick l'a poussée à l'extrême et fait en chemin l'expérience des drogues et du mysticisme. Et heureusement pour nous, il en a surtout fait le sujet principal de son oeuvre. Persuadé que le réel est "la couverture d'autre chose" , il piège ses héros dans des simulacres de réalité, il les dote de souvenirs factices, il en fait des pantins manipulés par des entités puissantes et énigmatiques ... Sapant nos certitudes et repères, il pointe la relativité des perceptions physiques: qu'est-ce qui nous prouve que nous sommes vivants, que ce que nous prenons pour la vie n'est pas un coma, un rêve, une demi-mort ? La découverte de l'univers Dickien (avec Ubik) a été pour moi un moment de lecture inoubliable.

Carrère mêle habilement épisodes de la vie de Dick et intrigue de ses romans, portrait de l'écrivain et celui de ses héros, et ils se font tellement écho que l'on croit lire à la fin un autre titre de l'auteur du Maître du Haut-Chateau, du Dieu venu du Centaure, de Substance Mort, Les androides rêvent-ils de moutons électriques (adapté au cinéma sous le titre Blade runner...)
Ce récit peut aussi se lire comme une troublante réflexion sur les liens entre création littéraire et folie. Angoissé, puis paranoïaque et schizophrène, Dick a toujours vécu avec des troubles psychiques. Confronté très jeune aux psychiatres, il est passé maître dans l'art de les mystifier, et a fini par connaître si bien la typologie des maladies mentales qu'il en fera le sujet d'un roman. Mais il en est aussi prisonnier, sujet à des épisodes délirants et au dédoublement de personnalité.
Cependant, quand, temporairement "guéri" et plus ou moins clean, il arrive à la conclusion que le réel est" simple, compact et dur comme une pierre", "sans double-fond", sa créativité littéraire se tarit. Carrère le compare alors au triste Don Quichotte agonisant, libéré de sa folie et reniant son amour pour les romans de chevalerie, mais perdant ainsi la vie."Je suis vivant et vous êtes morts" est le message adressé à Joe Chip, le héros d'Ubik, par son patron. Et le moment où Joe réalise que ce qu'il croit vivre n'est que le rêve tissé par son corps mourant depuis un lit d'hôpital. Pourrait-on aussi le comprendre comme "ma folie me maintient en vie, elle nourrit ainsi mon oeuvre tandis que votre lucidité vous tue" ?...

Dick peut sembler excentrique et marginal, mais Carrère montre aussi à quel point il s'est fondu dans son époque, dans l'Amérique de la guerre froide et du maccarthysme, où "la paranoïa est devenue la passion la mieux partagée". Ensuite, la Californie des 60s faisant avec enthousiasme,sous l'égide de Timothy Leary et Carlos Castaneda, l'expérience d'un mysticisme imbibé de LSD, puis celle de l'addiction aux drogues dures dans les 70s, et ensuite voyant l'émergence du new age.
Ceux qui ne connaissaient pas Philip K. Dick se rendront compte en refermant ce livre de son impact sur les auteurs et cinéastes actuels. Indéniablement dickiens, le héros cobaye et l'univers factice du Truman Show, la réalité virtuelle de Matrix, les androïdes de Ghost in The Shell, l'ambiance sino-japonisante de plusieurs films de SF...sans compter les adaptations qui continuent à être faites de ses romans, dernièrement le plutôt réussi Minority Report.


Après une biographie aussi magistrale, tout autre ouvrage allait me paraître forcément pâlichon!
Celle de Billie Holiday par Sylvia Fol se laisse lire mais m'a plutôt déçue...
Là où Emmanuel Carrère laisse transparaître sa passion pour l'oeuvre de Dick , Sylvia Fol semble s'être acquittée d'un sage ouvrage de commande pour la nouvelle collection Biographies de Folio, en gardant ses distances avec son sujet.
Elle brosse un portrait assez convenu de cette femme incroyablement séduisante, interprète au talent inné et au style minimaliste unique, mais poursuivie par une malchance tenace. Pourtant, la vie tumulteuse et tragique de Lady Day, épousant elle aussi étroitement son oeuvre, sa personnalité complexe méritaient une approche plus ambitieuse, moins banale.
L'étude de ses relations avec sa mère, avec les hommes, de son masochisme et sa dépendance à l'alcool et aux drogues reste assez plate et répétitive. Le tout noyé sous une avalanche de dates et de noms (salles de concerts, musiciens, agents etc). De même, tous les grands noms du jazz ( Basie, Armstrong, Parker, Young...) apparaissent ici, puisqu'ils l'ont tous accompagnée, mais comme dans une fresque murale sur fond historique de prohibition et de ségrégation, où Billie Holiday serait une silhouette un peu plus ébauchée que les autres.
Au final Billie Holiday est aussi excitant qu'un article d'encyclopédie (ou de Wikipédia!), à savoir factuel et globalement informatif, mais dénué de chair, bien plus près que de la graphie que de la bios (vie) . Contrairement au livre de Carrère, il ne se lit en tout cas pas comme une passionnante oeuvre de fiction. Dommage, car la vie de Lady Day tenait certainement du roman. Ca me donne envie de lire Jazz de Toni Morrison, tiens!


Je suis vivant et vous êtes morts, Emmanuel Carrère, 1993, Points, 2004, 373 p.

Billie Holiday, Sylvia Fol, folio biographies, 2005, 323 p.


prochainement: La Fin de l'été, Setouchi Jakuchô.

vendredi, mai 26, 2006

L'Automne de Chiaki

Bon, malgré une ingestion massive et multi-quotidienne de théobromine, je lambine de plus en plus pour mettre ce blog à jour.
Ce n'est pas que je lise moins, au contraire. C'est plutôt de regarder la pile croissante de bouquins à chroniquer qui déclenche en moi un accès de flemme aigüe, en face de laquelle la théobromine montre ses limites . Langueur un peu comparable à celle qui peut vous saisir en contemplant les kanapoutz chancelant dans l'évier...
Mais comme parmi ces bouquins il y en a de formidables et d'autres franchement pas mal, qu'il vous faut vraiment connaître, me voici de retour.
Avec L'Automne de Chiaki, de Kazumi Yumoto, dont j'ai déjà chroniqué le premier roman pour adultes, La Ville au Crépuscule. Les deux romans ont beaucoup en commun, car Yumoto y explore le même thème: la relation des enfants à la mort.
L'Automne est comme le pendant lumineux de la Ville, moins oppressant et claustrophobique, comprenant de plus un élément magique. Ce roman est publié dans la collection Jeunesse du Seuil mais est franchement destiné à un public ado voire adulte.
Comme dans la Ville, le narrateur, dont on devine le mal-être présent, revient sur un épisode de son enfance. Chiaki, 25 ans, apprend la mort d'une vieille femme. En se rendant à ses funérailles, elle se souvient...
Elle avait 6 ans quand son père mourut dans un accident de voiture. Sa mère, sombrant dans la dépression, l'entraîna dans ses errances à travers la ville. Jusqu'à ce que leurs pas, par une journée de canicule, les mènent au "Peuplier":

Par dessus les toits, un arbre plus élevé qu'un poteau électrique se détachait nettement. On ne sentait pas la moindre brise, mais son feuillage dans les hauteurs vacillait en frémissant: rien qu'à le voir, on cessait de transpirer.
"Allons jusqu'à cet arbre, proposa maman."

Et c'est ainsi qu'elles emménagent à la résidence du Peuplier, un bâtiment décrépit, tenu par une mystérieuse vieille dame, veuve d'un professeur d'université.

Son visage très disgracieux évoquait Popeye, c'était même son portrait craché. Mais ses yeux qui roulaient au fond de la vallée formée par le front et les joues, me révélaient que c'était Popeye transformé en méchant après absorption d'une drogue.

Cette laideur intimide d'abord Chiaki, mais des liens vont progressivement se former entre elles. La vieille dame lui révèle un jour son secret: le tiroir supérieur de sa commode est bourré de lettres que lui confient les gens. A sa mort, elle les transmettra aux défunts, en "facteur de l'au-delà". Chiaki va ainsi commencer à écrire à son père disparu et peu à peu surmonter le déchirement du deuil...
Car comme dans La Ville, lorsqu'un enfant se retrouve face à la mort, une vieille personne lui sert d'intermédiaire. Un être repoussant et fascinant, mystérieux et réconfortant, à la fois chamane, proche du monde des esprits, et substitut de parents absents, lointains ou disparus.
Yumoto sait décrire les angoisses de Chiaki avec sensibilité et sans mélo. De même, pas de rose bonbon pour peindre le personnage de la vieille propriétaire, parfois vieille dame indigne, près de ses sous et gourmande. Mais là où la Ville était d' un réalisme parfois sordide dans son approche de la vieillesse, l' Automne est empreint d'une sorte de magie, celle qui naît de la perception du monde par un enfant.
Dans l'univers où vit Chiaki, les bouches d'égoût cherchent à vous avaler, le père disparu est parti converser avec le Lapin sur la Lune, la statue du Christ dans une église est étrangement expressive, les humains se dissimulent sous des masques d'animaux, le Peuplier est une présence vivante et bienveillante... Sur ce monde magique règne bien sûr la vieille dame, sorcière tapie dans un antre sombre et poussiéreux, plein de grimoires et de statues de dragon, où flottent des odeurs médicinales... « Mon intérêt pour elle relevait d’une envie d’avoir peur » .
Mais cette magie est telle un voile prêt à se déchirer, au gré des déceptions et chagrins enfantins. Puis à se redéposer sur le monde des adultes, au moment où l'on s'y attend le moins, donnant au roman une fin très belle et étrange...Car cette histoire de lettres, n'était-ce vraiment que le truc trouvé par la vieille dame pour alléger le chagrin de Chiaki ? Je n'en dirai pas plus...
J'ai également aimé la description de la vie quotidienne dans cette pension délabrée, dont les locataires folklo m'ont assez fait penser au très bon manga de RumikoTakahashi, Maison Ikkoku. Un mode de vie encore rythmé par les saisons, sous le peuplier tutélaire, dans un quartier populaire où le lien social, amical se substitue aux liens familiaux. Mais menacé par l'avancée inexorable des bulldozers des promoteurs... Et là on pense à l'Orme du Caucase, de Taniguchi...


L'automne de Chiaki (Popura no aki), Kazumi Yumoto,1997, Seuil, 2004, 160 p.


à suivre: Je suis vivant et vous êtes morts, Emmanuel Carrère.

lundi, mars 20, 2006

Konjaku monogatari shū,今昔物語集

Le monument littéraire du Japon médiéval qu'est le Genji Monogatari occulte quelque peu un autre ouvrage majeur de la période Heian, le Konjaku monogatari shū. C'est à dire "Recueil de récits du temps qui est maintenant passé ".*
Ces 1059 contes de Chine, d'Inde et du Japon**, s'ouvrant tous par la formule "Ima wa mukashi" ( c'est maintenant du passé), furent compilés par le poète et écrivain Minamoto no Takakuni au 11e siècle. La rédaction du recueil a elle-même sa part de légende, puisqu'on dit que ces histoires lui auraient été contées par des passants, au bord de la rivière Uji. D'où peut-être l'écriture "dans une langue assez rude et populaire, souvent même "rabelaisienne" de cet ouvrage qui " fut rédigé pour l'instruction religieuse et morale du peuple selon la philosophie bouddhique.Ces contes sont infiniment précieux pour l'étude de la société à l'époque de Heian en ce qu'ils décrivent avec précision la vie des gens humbles, et pas seulement celle de l'aristocratie." ***

Cinq contes japonais en étaient lus samedi dernier dans l'émission Fiction Mauvais Genre, sur France Culture. Même si, comme moi, le nom Konjaku Monogatari ne vous disait à priori pas grand-chose, ces histoires vous sembleront familières s'il vous arrive de lire des légendes japonaises.

1.Comment un vieux coupeur de bambous trouva une petite fille et l'éleva.
Il s'agit en fait de la très célèbre légende de Kaguyahime, la Princesse de la Lune, la petite fille trouvée dans un tronc de bambou et élevée par un vieux couple, qui devient en grandissant d'une très grande beauté et éconduit de nombreux prétendants.

2.Comment l'épouse d'un homme, après qu'elle fut morte, rencontra son ancien mari.
Cette histoire d'abandon conjugal, d'ambition et de remords a été reprise par Lafcadio Hearn dans Kwaidan, et portée à l'écran de façon très impressionnante par Kobayashi dans le film du même nom. Elle rappelle également Contes de la lune Vague après la Pluie, de Mizoguchi.

3.Histoire du ministre du centre Takafuji.
Là par contre, je ne connaissais pas. Egaré lors d'une partie de chasse, le fils d'un ministre est hébergé par de pauvres paysans, et tombe sous le charme de leur fille, d'une grande beauté. Mais ils doivent se séparer... Ce qui est drôle dans cette histoire, c'est qu'on attend un dénouement fantastique... qui ne vient pas. Peut-être parce que j'avais à l'esprit une autre nouvelle de Hearn, très similaire, mais où il est question de princesse fantôme.

4.Histoire de la tombe aux baguettes au pays de Yamato.
Une brève histoire d'une étrangeté et cruauté presque surréalistes. Où une femme épouse sans le savoir la créature qui vit au fond de son flacon d'huile pour les cheveux ....

5.Histoire de la voleuse inconnue.
Un conte avec des tours et des détours, où un homme se laisse prendre au piège d'une femme séduisante qui l'initie au vol de trésor. Serait-ce un démon ?

Comme on l'a vu, ces histoires ont un intérêt littéraire et documentaire. Mais tout comme les contes occidentaux, elles sont aussi porteuses d'une morale plus ou moins apparente. Pour la 2e et la 3e, éloge de la fidélité et de la constance. Dans la 4e et la 5e, on avertit des dangers de la curiosité, et on met en garde contre ces créatures de perdition que sont les femmes! Par contre, pour le premier conte, le délicat et énigmatique Kaguyahime, c'est plus flou... Peut-être cette histoire de princesse lunaire égarée sur terre est-elle une parabole bouddhique sur les notions d'impermanence et de monde illusoire ? Le 4e, lui, ferait le régal des psychanalistes en reprenant ce mythe universel de l'irrésistible curiosité de l'époux/épouse pour la nature véritable de son conjoint (cf Eros et Psyché, Barbe-Bleue, Mélusine...) . Un désir de savoir qui se paie toujours très cher...
Tout cela m'a rappelé l'impression bizarre que me laissaient toujours les contes chinois quand j'étais gamine. J'en avais un gros recueil, mais je l'ouvrais rarement car à l'opposé des contes de Perrault et de leurs dénouements en général heureux, ces histoires cruelles et énigmatiques de séparation, d'abandon, de tortures et de mort avaient de quoi traumatiser...

Le Konjaku Monogatari n'a pas été traduit intégralement en français, mais on peut retrouver certains de ces contes dans:

Histoires fantastiques du temps jadis , traduit par Dominique Lavigne-Kurihara, Philippe Picquier Poche, 2004, 288 pages (photo).
Ce sont les contes qui étaient lus dans l'émission, que vous pouvez réécouter pendant 1 mois sur le site de Radio-France. S'ils ne sont plus en page d'accueil, allez chercher dans les archives... http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/fiction/index.php

Histoires qui sont maintenant du passé , traduit par Bernard Frank, Gallimard Collection Connaissance de l'Orient, 1987, 336 p.


*Konjaku est la lecture on (chinoise) des caractères 今 ( ima, maintenant) et 昔 (mukashi, passé). 物語, monogatari, veut dire récit et 集, shū , recueil .
** La majorité de ces récits concerne le Japon, avec 736 contes.
*** in Le Japon, dictionnaire et civilisation, Louis Frédéric, coll. Bouquins.

samedi, mars 11, 2006

Transfictions

Chaque année ou presque, je m'arrange pour scrupuleusement louper la venue d'un auteur qui m'intéresse au festival de SF/fantastique Les Utopiales, qui se tient à Nantes en novembre.
En 2004, ce fut Poppy Z. Brite et je m'en mords encore les doigts :-/. Et en 2005, Johanna Sinisalo, oui, celle qui fit couler tant d'encre virtuelle sur ce blog et que j'aurais donc aimé apercevoir et entendre! J'aurais peut-être pu lui poser (dans un finlandais fluent) des questions extrêmement pertinentes (et déstabilisantes hin hin hin) sur Jamais avant le coucher du soleil... Mince alors.
Que retenir du festival de cette année ? Pas grand chose mis à part la projection en compétition du film Ashura, un chambara entre théâtre traditionnel et Buffy the Vampire Slayer (le héros est un chasseur de démons qui fait acteur de kabuki dans le civil). Ce qui a marqué ma mémoire de cinéphile futile étant le look cuir-tu-m-attires du bad guy , dont chaque mouvement s'accompagnait en conséquence d'un réjouissant crrr de canapé en skaï. Du kitsch pyrotechnique et un peu longuet mais plutôt distrayant par un après-midi pluvieux.
La chose la plus intéressante que j'ai ramenée de ma visite au festival est un livre de Francis Berthelot , Bibliothèque des Littératures de l'entre-monde,guide de lecture, les transfictions. J'ai appris par la suite que l'auteur dédicaçait juste derrière moi mais bien sûr, je ne l'avais scrupuleusement pas vu ^^' ...
Dans ce guide, Berthelot baptise "transfictions" ces oeuvres habituellement nommées "ovnis littéraires ", les définit et les analyse. Il propose ensuite une sélection d'une centaine d'entre elles particulièrement représentatrices du genre. Si le mot "genre" peut être employé pour traiter d'ouvrages qui, justement, échappent à tout classement.

Il existe entre littérature générale et littératures de l'imaginaire une zone frontalière qui possède sa logique propre: la zone des transfictions.[...] en donner une définition univoque serait aussi difficile que contraire à leur esprit même.

Car les "transfictions" se démarquent de la littérature générale, soumise aux lois de la réalité, et des littératures de l'imaginaire, très codifiées (merveilleux, fantastique, SF...). Qu'ont-elles donc en commun, ces oeuvres très diverses ? La transgression.

Loin des conventions de genre et au delà des singularités d'oeuvre ou d'auteur,les transfictions ont pour point commun la volonté de déréaliser le récit.[...] en introduisant dans l'histoire des éléments qui dépassent le monde ou nous vivons [...] ensuite, en déconstruisant le discours (transgression des lois du récit).

Q
uelque soit l'auteur, la nationalité, l' époque, on y retrouve donc une distortion des lois naturelles (temporelles, scientifiques, reprise de mythes, création de mondes imaginaires) et des codes établis du récit (audaces narratives, éclatement de la structure, nature du narrateur...). En "dépassant les contraintes de genre", elles dépeignent une "réalité qui dérape". Selon Berthelot, les transfictions sont porteuses d'un certain esprit subversif et surtout de sens, plus en tout cas que les oeuvres fantastiques classiques. On peut être d'accord ou pas avec cette définition, mais on doit reconnaître que la démonstration est plutôt convaincante. Et, fait appréciable pour un bouquin de critique littéraire, ce n'est du tout jargonnant et donc plaisant à lire.
Cette définition est suivie d'un très instructif panorama géographique et historique des auteurs "transfictionnels". Europe, Amériques, Asie ... cela va de Aymé à Murakami Haruki, en passant par Blixen, Buzzati, Matheson, Kafka, Saint-Exupéry, Ballard, Fleutiaux, Ogawa, Auster, Borges, King, Queneau, Garcia Marquez, Pynchon, Vian... On apprend avec surprise que Gaston Leroux,Yourcenar, Faulkner, Woolf ... en font partie.
Amatrice de guides de lecture, j'ai particulièrement apprécié la sélection d'une centaine d' oeuvres qui comprend aussi bien celles des "pointures" plus haut citées que celles d'auteurs (souvent francophones) moins connus . Des critiques qui n'ont rien de cette impitoyable autopsie littéraire si souvent opérée par les universitaires, et vous donnent donc vraiment envie de (re) lire et découvrir!
Relire Perutz, Dick, Lovecraft, Calvino....Découvrir Borges (ben oui j'ai honte), Meyrink, Paasilina, J.B Evette, Iain Banks et pas mal d'autres...Ca m'a aussi rappelé des livres que j'avais bien aimés et un peu oubliés comme Le mont analogue ou Le pays où l'on n'arrive jamais ...
Comme Berthelot le prévoit, le lecteur peut "s'étonner de la présence de tel texte mineur et de l'absence de tel chef d'oeuvre". Perso, j'ajouterais donc à cette sélection les grands absents que sont d'abord Angela Carter, reine du réalisme magique, auteur de merveilleux romans et trop souvent réduite, comme dans ce guide, à la célèbre Compagnie des Loups . Et ensuite Miyazawa Kenji, dont j'aime beaucoup la personnalité et l'oeuvre, qui se situe justement à la frontière entre rêve et réalité.

Bibliothèque de l'Entre-Mondes, Guide de lecture, les transfictions,
Francis Berthelot, Folio SF, 2005, 335 p.

prochaine critique: L'automne de Chiaki, Yumoto Kazumi.

lundi, février 20, 2006

Chroniques à venir... lu, en cours, à lire ...

Eh non, Pollanno n'a pas sombré dans l'oubli ni l'hibernation marmottesque. Négligé pour cause de taf jusqu'aux yeux, mais quelques jours de vacances et une mise sous perf de chocolat noir-noisettes Monop' (the very best! Arôme prononcé, bien cassant, équilibre réussi entre amer et sucré, pas trop fondant...), euh tout ça disais-je devrait me permettre de rattraper les chroniques en retard.
Voici donc ce qui s'accumule sur, sous et à côté de ma table de chevet et dont je vous parlerai dans les semaines qui viennent. Comme vous le voyez, c'est un peu tous azimuts et il y a du à boire et surtout à manger ;-) .

mercredi, janvier 11, 2006

L'arbre du voyageur

Ca faisait un bout de temps que je voulais lire Hitonari Tsuji et particulièrement le célébré Bouddha Blanc (prix Fémina étranger 1999). Mais c'est finalement par L'arbre du voyageur, sorti récemment en poche, que j'ai commencé. Un roman qui ne m'a pas vraiment emballée, même si je l'ai lu en une journée et presque d'une seule traite.
L'histoire d'abord: le narrateur, après la mort rapprochée et prématurée de ses parents, part à la recherche de son frère aîné, Yûji, qui a quitté le foyer familial depuis 10 ans et ne s'est plus manifesté depuis. Coutumier des fugues depuis son enfance, anticonformiste et énigmatique, il lui avait déclaré un jour, peu avant de disparaître :"toi et moi, nous sommes frères sur le plan physique, mais sur le plan de l'âme nous sommes des étrangers. Nous sommes juste des passagers embarqués par hasard sur le même navire".
Ne croyez surtout pas la 4e de couverture qui annonce une "quête initiatique à travers les lieux cultes d'un Tokyo ultra-branché, [où] il va découvrir tous les dangers qui guettent le " voyageur " égaré dans le monde moderne : la violence, la drogue, les sectes...". Si quête initiatique il y a, les décors sont tout ce qu'il y a de plus anodin voire paisible (un square, un appartement abandonné, la terrasse d'un grand magasin, un studio d'étudiante, divers izakaya et restaurants). Mis à part peut-être une vague histoire de cueillette de marijuana sauvage en pleine cambrousse et une boîte de nuit surpeuplée, où est la branchitude ? Même si l'auteur vient des milieux rock et que ses héros sont des marginaux, on n’est pas chez Murakami Ryû, loin de là.
Le roman s'affiche comme une réflexion sur l'identité à la fois simple et compliquée... (dixit le capitaine Haddock). Banale car il s'agit ici des difficultés à se construire une identité adulte au sortir de l'adolescence, de la nécessité de se trouver des modèles puis de s'en détacher ensuite, au risque de perdre tous ses repères. A travers Yûji, c’est donc à la recherche de lui-même que part le narrateur. Le mélange d'attraction et de répulsion qu’il éprouve pour son frère, perçu tantôt comme le "point d'ancrage" qui le fait vivre depuis toujours, tantôt comme la présence qui l' "empoisonne de l'intérieur depuis l'enfance", sonne assez plausible.
S'il se limitait à l'étude de cette quasi gémellité, de ces "deux aimants se repoussant mutuellement", le roman serait intéressant (à défaut d'être original...). Mais, par excès d'ambition j'imagine, il se perd rapidement en considérations sur l'identité en général, abordant en vrac la métempsycose, le questionnement existentiel, la vie par procuration, comment vivre sa différence dans un milieu aussi conformiste que la société japonaise, l’aliénation et le désir de liberté... En juste 200 pages, le tout est donc au mieux confus, au pire simpliste.
Le thème de la poursuite d’un fantôme est traité de façon décevante. Le jeu de piste qui doit mener – ou pas – le narrateur à Yûji, est semé d’indices, de rencontres, de situations censés l’éclairer sur la personnalité du disparu. Or, ces éléments visiblement symboliques sont si peu développés qu’on s’interroge sur leur véritable utilité dans l’intrigue… Ainsi le fameux « arbre du voyageur », donnant son nom au roman, devrait logiquement avoir une signification… que j’ai cherchée en vain !
On a donc l’impression que le flou qui entoure cette quête doit plus à un manque de cohérence narrative qu’à la volonté d’entretenir le mystère. Mystère de toute façon flingué par une fin peu subtile (et qui se veut pourtant ambiguë), que je ne révèlerai pas ici.
Vous l’avez compris, j’ai trouvé l’intrigue mal fichue, mais j’ai quand même apprécié le talent de l’auteur à créer des ambiances à la fois poétiques et banales, telle celle régnant sur la terrasse déserte d’un grand magasin tokyoïte, paradis décrépit mais ensoleillé, havre de silence au dessus du vacarme de la ville. Et cela ne m’a pas donc pas dissuadée de lire Le Bouddha Blanc !


L'arbre du voyageur (Tabibito no ki), Tsuji Hitonari, 1992, Folio, 2005, 199 p.