vendredi, octobre 28, 2005

69, année ironique

Drôle. Léger. Nostalgique. Chaleureux.
Voilà des adjectifs que je n'aurais jamais pensé utiliser un jour à propos de Murakami Ryû, qui est un des premiers auteurs japonais que j'aie lus, mais aussi un de ceux qui m'a le plus déçue.
Ce n'est pas tellement le côté destroy et gore qui m'avaient agacée dans Les Bébés de la Consigne Automatique , puis Miso Soup, et plus récemment Parasites. Mais plutôt leur construction systématiquement ratée, ces débuts alléchants, accrocheurs, contrastant avec des fins incroyablement plates, de vrais pétards mouillés.Le pire des trois étant peut-être Parasites. Si dispensable et inconsistant qu'il semble s'être tout bonnement évaporé de ma bibliothèque, tel l'éléphant de l'autre Murakami. Impossible de remettre la main dessus pour me rappeler ce que cherchait le héros hikikomori dans le bunker (le résumé est déjà tout un programme :-/).
Bon, revenons à nos moutons (étoilés) : "Drôle. Léger. Nostalgique. Chaleureux" pour vous dire que le Ryû est franchement remonté dans mon estime avec 1969, un roman largement autobiographique qui non seulement est intéressant jusqu'aux dernières pages, mais déborde d'humour. Mes lecteurs les plus assidus se rappeleront que j'en déplorais la rareté dans la littérature nipponne.
1969, c'est l'année de Terminale du narrateur Ken, dans une petite ville de Kyûshû renommée pour sa base militaire américaine. La vague de contestation politique et culturelle qui balaie le monde n'épargne pas le Japon et les élèves du lycée Nord, où étudie (en pointillés) Ken. Notre héros a comme motivation principale de perdre son pucelage et tous les moyens sont donc bons pour attirer l'attention de "Lady Jane" (d'après la chanson des Stones), lycéenne star du club de "théâtre en langue anglaise" . Aidé par son comparse Adama, élève modèle qu'il pervertit en l'initiant à Rimbaud et à Led Zep (et qui, lui, doit son surnom à sa ressemblance avec Adamo!) il se lance dans une série d'entreprises aussi hasardeuses que réjouissantes: groupuscule politique révolutionnaire, occupation du lycée avec banderoles et slogans soixantehuitards, organisation d'un festival rock avec film d'avant-garde et performances variées.
C'est une description ironique mais sympathique que fait Murakami de son entourage, de sa génération. Et il n'oublie pas au passage Ken-Ryû, qui fait de grossières erreurs de kanji dans les slogans incendiaires dont il barbouille son lycée, qui étale une culture cinéphilique et politique de surface pour tomber les filles... Mais qui finalement se contente d'une chaste balade sur une plage glaciale avec sa dulcinée ( sur fond sonore de Simon and Garfunkel... ).
On ne retrouve dans cette évocation lucide mais amusée aucune trace de la misanthropie et de l'aigreur imprégnant les romans plus haut cités. Mais plutôt une nostalgie assez tendre seyant bien à cette histoire d'une bande de copains. J'ai pensé à Nous nous sommes tant aimés, d'Ettore Scola, ou même bizarrement à Marcel Pagnol et ses souvenirs lycéens (Le temps des secrets , Le Temps des amours) . Le livre se clôt d'ailleurs sur le classique épilogue "Que sont-ils devenus?".
L'humour est certes parfois un peu répétitif, Murakami a recours aux mêmes ficelles quand il évoque les fantasmes permanents de Ken, façon personnage de manga bien benêt qui finit par se manger invariablement un réverbère à force de rêver éveillé en pleine rue.
Mais la galerie de portraits farfelus qu'il brosse de ses confrères lycéens, de ses concitoyens, est souvent tordante. On y trouve en vrac les filles du lycée Yamato qui font un usage assez spécial de pièces détachées de postes radio, l'infortuné "Homme sans empreintes" , lycéen victime d'un accident de TP de chimie, le yakuza sentimental, la Claudia Cardinale locale et même une bande de poulets performers névrosés. On penserait presque à son homonyme Murakami Haruki...
D'après ce que j'ai pu lire sur le net, ce roman est souvent présenté comme une parenthèse légère dans son oeuvre. A mon avis, malgré son côté rigolard, il est plus profond qu'il n'en a l'air. Il a d'abord un réel intérêt documentaire, puisqu'il peut être lu comme une sorte de catalogue des modes de l'époque, il n'est d'ailleurs qu'à parcourir le sommaire: "Arthur Rimbaud", "Iron butterfly", "Daniel Cohn-Bendit", "L'imagination au pouvoir!", "Alain Delon", "Cheap Thrills".... Mais il inclut aussi une réflexion assez fine sur le(s) malaise(s) de la société japonaise.Quand Murakami évoque en filigrane le déclin économique d'une région vivant essentiellement de la présence américaine et le rejet par la société bien-pensante (incluant les lycéens eux-mêmes) de toute velléité de contestation, on se prend à regretter qu'il ait ensuite versé avec les Bébés et consorts dans une caricature pas bien convaincante ...


1969 , Murakami Ryû (1987). Picquier Poche, 2004, 253 p.

jeudi, octobre 06, 2005

House of the setting sun

Après Johanna Sinisalo et ses trolls parfumés au Axe Voodoo ^^, c'est à la Japonaise Kazumi Yumoto de nous proposer un roman teinté soleil couchant.
Le crépuscule semble régner en permanence sur K., une ville industrielle du Kyûshû, où vit Kazushi, le narrateur, alors âgé d'une dizaine d'années, seul avec sa mère Sachiko.


Des panneaux au design suranné accrochés comme des corsages aux murs de brique couverts de suie. Grand magasin provincial au plafond bas où le scintillement des tubes fluorescents et l'odeur des tissus vous piquaient les yeux. Mannequins passés de mode aux visages doux et ombreux. [...] Quand je raconte ces souvenirs, tout le monde est stupéfait: "Mais on était déjà dans les années soixante-dix, non?" Moi-même, je me demande parfois si ce n'étaient pas des rêves que je faisais au soleil couchant.
Bien sûr ce n'étaient pas des rêves. Ce passage couvert dont la gueule noire s'entrebâillait comme une caverne, avec en arrière-plan le soleil couchant d'un rouge inquiétant.[...] Cette sirène qui venait du port les matins d'hiver. Cette animation au moment du boom économique qui apparaît désormais comme une rumeur lointaine de flots. A K., tout était suranné, superflu et inerte.

La même lumière orangée baigne le petit appartement de Sachiko et Kazushi, où débarque soudainement "Tête-de-mule", le grand-père, mi-travailleur itinérant, mi-clochard, qui vient finir sa vie chez sa fille. "J'avais déjà aperçu des sortes de bandes-annonces de mon grand-père - jamais encore rencontré - sous un pont, dans un caniveau ou sur les marches de pierre humides d'un escalier menant à un sanctuaire désert" . Le petit garçon va profiter de cette rencontre tardive pour tenter de percer les secrets d'une famille désunie, et ceux de sa mère, aimante mais fantasque et mystérieuse.
Face à Tête-de-mule, constamment recroquevillé sur les tatamis dans un coin de la pièce, l'enfant questionne sans relâche, "accroupi comme pour observer des objets ayant échoué sur une plage". Les coquillages illustrant la couverture n'ont pas qu'une fonction décorative. Le vieil homme et sa fille Sachiko sont de même clos et mutiques, se dérobant, se laissant porter de ville en ville par les courants de la vie. Parfois la coquille s'entrouvre et une communication fragile s'établit, les zones d'ombre du passé s'éclairent brièvement, Kazushi entrevoit les épreuves endurées par son grand-père pendant la guerre, l'enfance de sa mère à Hokkaidô...La famille finit même par se réunir - de façon éphémère - pour un dernier festin autour des palourdes rouges ramassées par Tête-de-mule dans une ultime fugue.
Des coquillages figurant le repli des personnages sur leurs blessures, le crépuscule reflétant à la fois le déclin économique (une allusion au hi no maru, le soleil rouge emblème du Japon?) et la décrépitude physique de la vieillesse... Kazumi Yumoto fait grand usage de symboles, mais sans lourdeur. Cette correspondance, cette harmonie entre l'agonie de l'homme et celle de son environnement dote le roman, à l'intrigue assez mince, d' une atmosphère prégnante et originale, entre flou et crudité, angoisse et cette "douce chaleur qui n'apparaît que dans les états stagnants qui précèdent la ruine définitive".
Kazumi Yumoto écrit habituellement pour la jeunesse, et je projette de lire L'Automne de Chiaki, dont le thème semble plutôt voisin (un enfant confronté à la mort, une rencontre avec une vieille femme étrange). Chronique à venir donc...
Pour information, La Ville au Crépuscule, un beau roman intimiste donc, mais une expérience de lecture , vous l'aurez compris, légèrement déprimante, m'a fait m'interroger sur l'absence de textes japonais humoristiques ou simplement légers. Pas de tradition comique au Japon? Pas de traduction française car marché peu porteur? Ignorance de ma part? De ma plus belle voix patrickjuvettienne, j'ai donc ululé la question " Où est l'humouuuuur?" sur le forum littérature de Lejapon.org et plusieurs pistes de lecture m'ont été proposées, de Tanizaki à Tsutsui, à lire ici .


La Ville au Crépuscule (Nishibi no Machi), Kazumi Yumoto, Seuil, 2005, 124 p.


prochaines critiques...: 1969, Murakami Ryû / It's like this cat! , Emily Cheney Neville / La saga de Gisli Sursson.