vendredi, mai 27, 2005

Cups and noodles

La nouvelle "Appetite", dans The Lemon Table, que j'ai récemment chroniqué, n'est pas des plus marrantes. Une femme lit à son mari atteint de la maladie d'Alzheimer des recettes de cuisine, le seul moyen qu'elle a de le faire réagir un tant soit peu.

'Cole slaw', I read. 'Oriental Bean Sprout Salad. Chicory and Beetroot Salad. Wilted Greens. Western Salad. Caesar Salad ' He lifts his head a little. I go on. 'Four servings. For this famous recipe from California, leave: 1 clove garlic, peeled and sliced, in 3/4 cup olive oil: none other'.
'Cup', he repeats. By which he means he doesn't like the way Americans give measures in cups, any fool knows how the size of a cup can vary. He's always been like that, very precise. If he was cooking and a recipe said. "Take two or three spoonfuls of something', he'd get ratty because he'd want to know if two was right or three was right, they can't both be right, can they, Viv, one must be better than the other, it's logical.

Je commence à lire. " Coleslaw. Salade asiatique aux germes de soja. Salade d'endives et de betteraves. Salade d'épinards. Salade Western. Salade Caesar". Il relève un peu la tête. Je poursuis. " Célèbre recette californienne. Pour quatre personnes : ajouter 1 gousse d'ail pelée et émincée à 3/4 de tasse d'huile (d'olive exclusivement)."
"Tasse" , répète-il. Il exprime ainsi son agacement face à la manière qu'ont les Américains de mesurer en tasses car n'importe quel crétin sait à quel point la taille d'une tasse peut varier. Il a toujours été comme ça, d'une grande précision. Lorsqu'il cuisinait, il se mettait en rogne si une recette indiquait "Ajouter deux ou trois cuillerées de quelque chose" , car il fallait qu'il sache laquelle, de deux ou de trois, était la bonne quantité. Ce n'est pas possible, Viv, il y en a forcément une qui est plus juste que l'autre, c'est logique.


Prochainement...: critiques de Tabucchi, Nakagami Kenji, Izumi Kyôka...

lundi, mai 16, 2005

The Lemon Table

Were you as young as you felt or as old as you thought ?("Hygiene")

Onze nouvelles ayant pour thème le vieillissement, cela peut sembler à priori rébarbatif mais il n'en est rien pour The Lemon Table, de Julian Barnes.
Romancier assez prolifique, il ne s'agit ici que de son deuxième recueil de nouvelles. Avec celui-ci, qui vient de paraître en poche chez Picador (mais pas encore traduit en français), on découvre pourtant un nouvelliste hors pair, qui navigue avec aisance entre divers genres (fiction, monologue, biographie romancée, récit épistolaire), d'une époque, d'un milieu, d'un lieu à l'autre(de la banlieue de Londres des années 60 aux rives d'un lac suédois au 19e siècle). Une virtuosité de l'écriture qui n'a rien de l' exercice de style, mais qui permet onze approches différentes , toutes en précision, intelligence et humour , du même thème.

La vie d'un homme qui défile, en trois visites, à des âges différents, chez le coiffeur ("A Short History of Hairdressing") . Une histoire d'amour impossible dont les protagonistes décident de mettre dorénavant leur coeur en hibernation ("The Story of Mats Israelson"). Les rencontres de deux vieilles amies dans une cafétéria américaine, et les souvenirs qu'elles égrènent, entre illusions et secrets inavouables ("The things you know"). Les virées annuelles à Londres d'un officier en retraite ("Hygiene"). Le dernier amour de Tourgueniev pour une jeune actrice ("The Revival"). La croisade lancée par un amateur de concerts classiques contre les spectateurs trop bruyants ("Vigilance")....

Nostalgie résignée ou amère d'une jeunesse et d'amours perdues, dégradation physique et mémoire en déroute, tentative de stopper la fuite du temps, aléas du désir, manies qui s'installent, illusions qui se dissipent... tout cela est évoqué sans que The Lemon Table verse dans le pathos. Car la gravité se double presque toujours d'humour (selon les nouvelles, décliné en ironie douce ou plus acide, comique réaliste, auto-dérision, tragi-comique, commentaire de biographe irrévérencieux) , comme ultime moyen de défense, de distanciation, contre les maux évoqués plus haut.
The Lemon Table s'ouvre par une des nouvelles les plus amusantes du recueil: "A Short History of Hairdressing", où une visite chez le coiffeur s'apparente à une séance de torture:


Now the torturer-in-chief had the clippers out. That was another bit Gregory didn’t like. Sometimes they used hand-clippers, like tin-openers, squeak grind squeak grind round the top of his skull till his brains were opened up. But these were the buzzer-clippers, which were even worse, because you could get electrocuted from them. He’d imagined it hundreds of times. The barber buzzes away, doesn’t notice what he’s doing, hates you anyway because you’re a boy, cuts a wodge off your ear, the blood pours all over the clippers, they get a short-circuit and you’re electrocuted on the spot. Must have happened millions of times. And the barber always survived because he wore rubber-soled shoes.

Traduction maison:

Le tortionnaire en chef brandissait à présent la tondeuse. Encore un truc que Gregory n’aimait pas. Ils se servaient parfois de tondeuses mécaniques ressemblant à des ouvre-boîtes, comme pour découper le sommet de son crâne - scrouik scrouik scrouik - et mettre son cerveau à nu. Mais il s’agissait ici d’une tondeuse électrique, ce qui était encore pire, car on pouvait se faire électrocuter. Il avait imaginé la scène des centaines de fois. La tondeuse bourdonne, le coiffeur ne fait pas attention à ce qu’il fait, de toutes façons il vous déteste parce que vous êtes un jeune garçon, il vous tranche un gros bout d’oreille, le sang se répand sur la tondeuse, elle fait court-circuit et vous êtes électrocuté sur le champ. Ca avait du se produire des millions de fois. Et le coiffeur, lui, avait toujours survécu parce qu’il portait des semelles en caoutchouc.



Le recueil se clôt de façon plus sombre avec "The Silence", qui évoque les derniers moments du compositeur Sibelius. Ici point de tentative d'échapper à l'inévitable, mais au contraire désir de s'assoir à la "Lemon table" , table d'un café berlinois où il est obligatoire de parler de la mort (dont le citron est le symbole dans la Chine ancienne). Et aspiration du musicien, et de l'homme usé, au silence final.


When music is literature, it is bad literature. Music begins where words cease. What happens when music ceases? Silence. All the other arts aspire to the condition of music. What does music aspire to? Silence. In that case, I have succeeded. I am now as famous for my long silence as I have been for my music.




en cours...: Kendo, la voie du Sabre ou la révolution du savoir-être, Pierre Delorme (trèèèès agaçant) / Le Cap, Nakagami Kenji.

mercredi, mai 04, 2005

Rêves éveillés

Encore une histoire de rêves, décidément, on n'en sort plus ;-)

Quand j'ai découvert Miyazawa Kenji il y a quelque temps, j'ai particulièrement aimé la nouvelle Place de Pollanno, où le narrateur et ses amis parcourent les champs par les nuits d'été, à la recherche d'une fête mystérieuse, dont ils ne perçoivent que les échos et la lueur à l'horizon. Cette quête nocturne m'a fait penser à un passage chez Murakami Haruki, dans Les Amants du Spoutnik. Le narrateur vient d'arriver sur une petite île grecque , où sa fantasque amie Sumire a disparu de façon inexplicable. Une nuit, il est réveillé par une musique étrange qui semble provenir du sommet d'une colline inhabitée.
Voici d'abord l'extrait de Miyazawa Kenji:



Nous marchâmes sans mot dire au travers de ces champs qui étaient striés de bandes innombrables, comme un tissu étrangement rayé, dans la direction d'où réellement une lumière bleu pâle rayonnait à profusion. [...]Soudain, de l'autre côté des champs voilés de bleu, se firent entendre des vibrations paisibles qui ressemblaient à des sons de violoncelle ou de basse.
"Voilà, c'est ça!"
Fazello frappa ma main. Moi aussi, je tendis l'oreille, immobile. La musique tranquille, sereine, résonnait comme un murmure. Je restais frappé de stupeur, me demandant d'où elle provenait. Elle pouvait venir du sud comme de l'ouest ou du nord, ou bien de là où nous étions partis... pensais-je à l'écoute de ces sons qui vibraient avec bonheur, certains dans les aigus, d'autres dans les graves et qui semblaient jaillir de l'intérieur même de la terre.
En outre, on aurait dit qu'il n'y en avait pas un ou deux, mais bien davantage. Parfois ils disparaissaient ou ils s'entrelaçaient en se recomposant. On ne pouvait rien en dire.
[...]
Nous nous remîmes en route. Tout à coup, nous entendîmes des crissements aigus: c'étaient des scarabées cerf-volants couleur d'acier dont les ailes cliquetaient en sons métalliques, comme si elle se tendaient dans l'air.
Se mêlaient à ces bruits secs les harmonies de vrais instruments de musique et par intermittences un brouhaha de voix humaines qui s'évanouissait parfois.
Peu après Fazello s'arrêta d'un coup, il saisit mon bras et pointa le doigt vers l'ouest à la limite des champs. A mon tour je scrutai cette direction, et à trop me frotter les yeux, j'en titubai un peu. Là-bas, sept ou huit arbres dont on ne pouvait reconnaître l'espèce s'éclairaient, bleutés et scintillants - c'était comme si la lumière irradiait de leur corps même, et le ciel en était, semblait-il, plus lumineux, d'une matière indéfinissable.



Puis Murakami Haruki:




Je décidai de marcher dans la direction des sons. J'avais envie de savoir d'où ils arrivaient exactement, et qui les produisait. Ayant déjà emprunté le sentier qui menait au sommet de la colline pour me rendre à la plage, je ne risquais guère de me perdre. Je verrais bien jusqu'où je pourrais aller.
Comme la lune éclairait brillamment le sentier, je n'avais aucun mal à avancer. la lumière vive dessinait des ombres aux contours compliqués entre les rochers, teignait la terre de couleurs improbables. Chaque fois que les semelles de mes baskets écrasaient un caillou, le son résonnait, amplifié, de façon peu naturelle. Au fur et à mesure de mon avancée, la musique se faisait plus claire. Elle venait bien de là-haut. Je distinguai les notes d'un instrument à percussion indéterminé, ainsi que d'un bouzouki, d'un accordéon et d'une flûte. Peut-être y avait-il une guitare aussi - mais pas de chants, pas de cris scandant la musique. Juste cette dernière qui continuait sans trêve, à un rythme détaché, presque monocorde.
J'étais partagé entre mon désir, de plus en plus vif, d'assister à cet étrange concert et le sentiment qu'il valait peut-être mieux que j'en reste éloigné. Une curiosité difficile à réprimer et une crainte instinctive se mêlaient en moi.


J'ai rarement lu des pages d'où émane une telle atmosphère de mystère et de magie, et où l'excitation mêlée d'appréhension des personnages, comme ensorcelés, est aussi bien rendue.
Ces deux auteurs excellent dans l'évocation du rêve éveillé, de mondes où la frontière se brouille entre réalisme et fantastique, état d'éveil et songe.

Miyazawa Kenji, Traversée de la neige, Le Serpent à Plumes coll. motifs
Murakami Haruki, Les Amants du Spoutnik, 10/18.