dimanche, juin 18, 2006

100% bio

Voilà, comme annoncé, une note aux ingrédients certifiés issus de l'agriculture biographique ^^.
J'ai donc lu récemment les biographies de l'écrivain Philip K. Dick (1928-1982) et la chanteuse de jazz Billie Holiday (1915-1959). Histoire d'en apprendre plus que les clichés habituels sur ces "deux légendes américaines disparues prématurément après avoir dissous leur talent dans l'alcool et diverses substances chimiques blablabla..."
Mais je ne m'attendais pas à ce que ces deux livres, au delà de l'aspect informatif, illustrent chacun aussi bien les réussites et les ratages du genre biographique!

Commençons donc par cette grande réussite qu'est Je suis vivant et vous êtes morts, d'Emmanuel Carrère . Philip K. Dick est un des maîtres de la Science-Fiction, mais cet ouvrage vous captivera même si vous n'êtes fan ni de l'auteur ni du genre. Car il s'agit aussi bien du récit d'une vie hors-normes que d'une fascinante étude du fonctionnement de l'esprit humain et de la création littéraire.
Aussi loin qu'il remontât, il avait toujours, de tout son être, repoussé l'idée que ce qui lui arrivait pouvait être le fruit du hasard, d'une danse d'électrons privée de chorégraphe, de combinaisons aléatoires. Pour lui, tout devait avoir un sens et il avait vécu, scruté sa propre vie en fonction de ce postulat. [...]
Cette intuition que nous éprouvons tous, plus ou moins honteusement, donne sa pleine mesure dans deux systèmes de pensée: le premier est la foi religieuse, le second la paranoïa [...].

Cette quête d'un sens que l' on nous cacherait soigneusement, Philip K.Dick l'a poussée à l'extrême et fait en chemin l'expérience des drogues et du mysticisme. Et heureusement pour nous, il en a surtout fait le sujet principal de son oeuvre. Persuadé que le réel est "la couverture d'autre chose" , il piège ses héros dans des simulacres de réalité, il les dote de souvenirs factices, il en fait des pantins manipulés par des entités puissantes et énigmatiques ... Sapant nos certitudes et repères, il pointe la relativité des perceptions physiques: qu'est-ce qui nous prouve que nous sommes vivants, que ce que nous prenons pour la vie n'est pas un coma, un rêve, une demi-mort ? La découverte de l'univers Dickien (avec Ubik) a été pour moi un moment de lecture inoubliable.

Carrère mêle habilement épisodes de la vie de Dick et intrigue de ses romans, portrait de l'écrivain et celui de ses héros, et ils se font tellement écho que l'on croit lire à la fin un autre titre de l'auteur du Maître du Haut-Chateau, du Dieu venu du Centaure, de Substance Mort, Les androides rêvent-ils de moutons électriques (adapté au cinéma sous le titre Blade runner...)
Ce récit peut aussi se lire comme une troublante réflexion sur les liens entre création littéraire et folie. Angoissé, puis paranoïaque et schizophrène, Dick a toujours vécu avec des troubles psychiques. Confronté très jeune aux psychiatres, il est passé maître dans l'art de les mystifier, et a fini par connaître si bien la typologie des maladies mentales qu'il en fera le sujet d'un roman. Mais il en est aussi prisonnier, sujet à des épisodes délirants et au dédoublement de personnalité.
Cependant, quand, temporairement "guéri" et plus ou moins clean, il arrive à la conclusion que le réel est" simple, compact et dur comme une pierre", "sans double-fond", sa créativité littéraire se tarit. Carrère le compare alors au triste Don Quichotte agonisant, libéré de sa folie et reniant son amour pour les romans de chevalerie, mais perdant ainsi la vie."Je suis vivant et vous êtes morts" est le message adressé à Joe Chip, le héros d'Ubik, par son patron. Et le moment où Joe réalise que ce qu'il croit vivre n'est que le rêve tissé par son corps mourant depuis un lit d'hôpital. Pourrait-on aussi le comprendre comme "ma folie me maintient en vie, elle nourrit ainsi mon oeuvre tandis que votre lucidité vous tue" ?...

Dick peut sembler excentrique et marginal, mais Carrère montre aussi à quel point il s'est fondu dans son époque, dans l'Amérique de la guerre froide et du maccarthysme, où "la paranoïa est devenue la passion la mieux partagée". Ensuite, la Californie des 60s faisant avec enthousiasme,sous l'égide de Timothy Leary et Carlos Castaneda, l'expérience d'un mysticisme imbibé de LSD, puis celle de l'addiction aux drogues dures dans les 70s, et ensuite voyant l'émergence du new age.
Ceux qui ne connaissaient pas Philip K. Dick se rendront compte en refermant ce livre de son impact sur les auteurs et cinéastes actuels. Indéniablement dickiens, le héros cobaye et l'univers factice du Truman Show, la réalité virtuelle de Matrix, les androïdes de Ghost in The Shell, l'ambiance sino-japonisante de plusieurs films de SF...sans compter les adaptations qui continuent à être faites de ses romans, dernièrement le plutôt réussi Minority Report.


Après une biographie aussi magistrale, tout autre ouvrage allait me paraître forcément pâlichon!
Celle de Billie Holiday par Sylvia Fol se laisse lire mais m'a plutôt déçue...
Là où Emmanuel Carrère laisse transparaître sa passion pour l'oeuvre de Dick , Sylvia Fol semble s'être acquittée d'un sage ouvrage de commande pour la nouvelle collection Biographies de Folio, en gardant ses distances avec son sujet.
Elle brosse un portrait assez convenu de cette femme incroyablement séduisante, interprète au talent inné et au style minimaliste unique, mais poursuivie par une malchance tenace. Pourtant, la vie tumulteuse et tragique de Lady Day, épousant elle aussi étroitement son oeuvre, sa personnalité complexe méritaient une approche plus ambitieuse, moins banale.
L'étude de ses relations avec sa mère, avec les hommes, de son masochisme et sa dépendance à l'alcool et aux drogues reste assez plate et répétitive. Le tout noyé sous une avalanche de dates et de noms (salles de concerts, musiciens, agents etc). De même, tous les grands noms du jazz ( Basie, Armstrong, Parker, Young...) apparaissent ici, puisqu'ils l'ont tous accompagnée, mais comme dans une fresque murale sur fond historique de prohibition et de ségrégation, où Billie Holiday serait une silhouette un peu plus ébauchée que les autres.
Au final Billie Holiday est aussi excitant qu'un article d'encyclopédie (ou de Wikipédia!), à savoir factuel et globalement informatif, mais dénué de chair, bien plus près que de la graphie que de la bios (vie) . Contrairement au livre de Carrère, il ne se lit en tout cas pas comme une passionnante oeuvre de fiction. Dommage, car la vie de Lady Day tenait certainement du roman. Ca me donne envie de lire Jazz de Toni Morrison, tiens!


Je suis vivant et vous êtes morts, Emmanuel Carrère, 1993, Points, 2004, 373 p.

Billie Holiday, Sylvia Fol, folio biographies, 2005, 323 p.


prochainement: La Fin de l'été, Setouchi Jakuchô.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

J'ai beaucoup lu Philip K. Dick ces dernières années et il est pour moi un des plus importants auteurs de science-fiction. C'est vrai que sa vie mouvementée, marquée par des troubles psychiques, méritait une biographie; j'avais hésité à l'acheter mais comme j'ai lu Carrère depuis et que ta critique en fait l'éloge, je vais me l'acheter bientôt. ^^

Anonyme a dit…

N'hésite pas à le lire, c'est vraiment un bouquin exceptionnel. Moi, au contraire, je n'avais jamais lu Carrère avant et ça m'a donné envie de rajouter "L'adversaire" à mes lectures de vacances!

Anonyme a dit…

Oui, j'ai commencé à le lire hier. J'aime bien le style de Carrère, simple et efficace, que j'avais déjà rencontré dans l'Adversaire. Une biographie qui se lit comme un roman, c'est pas tous les jours qu'on en voit! :)