samedi, mars 11, 2006

Transfictions

Chaque année ou presque, je m'arrange pour scrupuleusement louper la venue d'un auteur qui m'intéresse au festival de SF/fantastique Les Utopiales, qui se tient à Nantes en novembre.
En 2004, ce fut Poppy Z. Brite et je m'en mords encore les doigts :-/. Et en 2005, Johanna Sinisalo, oui, celle qui fit couler tant d'encre virtuelle sur ce blog et que j'aurais donc aimé apercevoir et entendre! J'aurais peut-être pu lui poser (dans un finlandais fluent) des questions extrêmement pertinentes (et déstabilisantes hin hin hin) sur Jamais avant le coucher du soleil... Mince alors.
Que retenir du festival de cette année ? Pas grand chose mis à part la projection en compétition du film Ashura, un chambara entre théâtre traditionnel et Buffy the Vampire Slayer (le héros est un chasseur de démons qui fait acteur de kabuki dans le civil). Ce qui a marqué ma mémoire de cinéphile futile étant le look cuir-tu-m-attires du bad guy , dont chaque mouvement s'accompagnait en conséquence d'un réjouissant crrr de canapé en skaï. Du kitsch pyrotechnique et un peu longuet mais plutôt distrayant par un après-midi pluvieux.
La chose la plus intéressante que j'ai ramenée de ma visite au festival est un livre de Francis Berthelot , Bibliothèque des Littératures de l'entre-monde,guide de lecture, les transfictions. J'ai appris par la suite que l'auteur dédicaçait juste derrière moi mais bien sûr, je ne l'avais scrupuleusement pas vu ^^' ...
Dans ce guide, Berthelot baptise "transfictions" ces oeuvres habituellement nommées "ovnis littéraires ", les définit et les analyse. Il propose ensuite une sélection d'une centaine d'entre elles particulièrement représentatrices du genre. Si le mot "genre" peut être employé pour traiter d'ouvrages qui, justement, échappent à tout classement.

Il existe entre littérature générale et littératures de l'imaginaire une zone frontalière qui possède sa logique propre: la zone des transfictions.[...] en donner une définition univoque serait aussi difficile que contraire à leur esprit même.

Car les "transfictions" se démarquent de la littérature générale, soumise aux lois de la réalité, et des littératures de l'imaginaire, très codifiées (merveilleux, fantastique, SF...). Qu'ont-elles donc en commun, ces oeuvres très diverses ? La transgression.

Loin des conventions de genre et au delà des singularités d'oeuvre ou d'auteur,les transfictions ont pour point commun la volonté de déréaliser le récit.[...] en introduisant dans l'histoire des éléments qui dépassent le monde ou nous vivons [...] ensuite, en déconstruisant le discours (transgression des lois du récit).

Q
uelque soit l'auteur, la nationalité, l' époque, on y retrouve donc une distortion des lois naturelles (temporelles, scientifiques, reprise de mythes, création de mondes imaginaires) et des codes établis du récit (audaces narratives, éclatement de la structure, nature du narrateur...). En "dépassant les contraintes de genre", elles dépeignent une "réalité qui dérape". Selon Berthelot, les transfictions sont porteuses d'un certain esprit subversif et surtout de sens, plus en tout cas que les oeuvres fantastiques classiques. On peut être d'accord ou pas avec cette définition, mais on doit reconnaître que la démonstration est plutôt convaincante. Et, fait appréciable pour un bouquin de critique littéraire, ce n'est du tout jargonnant et donc plaisant à lire.
Cette définition est suivie d'un très instructif panorama géographique et historique des auteurs "transfictionnels". Europe, Amériques, Asie ... cela va de Aymé à Murakami Haruki, en passant par Blixen, Buzzati, Matheson, Kafka, Saint-Exupéry, Ballard, Fleutiaux, Ogawa, Auster, Borges, King, Queneau, Garcia Marquez, Pynchon, Vian... On apprend avec surprise que Gaston Leroux,Yourcenar, Faulkner, Woolf ... en font partie.
Amatrice de guides de lecture, j'ai particulièrement apprécié la sélection d'une centaine d' oeuvres qui comprend aussi bien celles des "pointures" plus haut citées que celles d'auteurs (souvent francophones) moins connus . Des critiques qui n'ont rien de cette impitoyable autopsie littéraire si souvent opérée par les universitaires, et vous donnent donc vraiment envie de (re) lire et découvrir!
Relire Perutz, Dick, Lovecraft, Calvino....Découvrir Borges (ben oui j'ai honte), Meyrink, Paasilina, J.B Evette, Iain Banks et pas mal d'autres...Ca m'a aussi rappelé des livres que j'avais bien aimés et un peu oubliés comme Le mont analogue ou Le pays où l'on n'arrive jamais ...
Comme Berthelot le prévoit, le lecteur peut "s'étonner de la présence de tel texte mineur et de l'absence de tel chef d'oeuvre". Perso, j'ajouterais donc à cette sélection les grands absents que sont d'abord Angela Carter, reine du réalisme magique, auteur de merveilleux romans et trop souvent réduite, comme dans ce guide, à la célèbre Compagnie des Loups . Et ensuite Miyazawa Kenji, dont j'aime beaucoup la personnalité et l'oeuvre, qui se situe justement à la frontière entre rêve et réalité.

Bibliothèque de l'Entre-Mondes, Guide de lecture, les transfictions,
Francis Berthelot, Folio SF, 2005, 335 p.

prochaine critique: L'automne de Chiaki, Yumoto Kazumi.

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