dimanche, juin 12, 2005

This is a land of confusion

L'illustration de couverture du Cap, de Nakagami Kenji, correspond particulièrement bien à son contenu. Cette forme vert sombre, à première vue, évoque un nuage d'orage, la fumée d'un incendie poussée par le vent, ou encore une tornade s'élevant sur la mer. En regardant plus attentivement, des détails en émergent, on distingue des troncs, des maisons, la rive d'un fleuve. Il semble alors s'agir d'une forêt s'étageant sur une pente. Mais dès que l'oeil s'en détache, elle redevient à nouveau une masse indistincte...
Cette confusion - celle de leur identité- les personnages de ce court roman, la vivent avec intensité et leurs tentatives extrêmes pour en sortir ne font que les replonger dans le chaos.
L'action se déroule dans le Kishû, péninsule au sud de l'île principale du Japon, région natale de l'auteur, une terre également extrême, entre montagne et mer, hostile aux hommes.

Ceux qui étaient enterrés sur ce flanc de montagne dominant le cap, depuis les temps les plus anciens, n'avaient eu pour eau à boire que celle des pluies et, privés de port pour amarrer les bateaux, n'avaient pu, bien que la mer fût à deux pas, se nourrir des produits de la pêche. Ils avaient survécu en défrichant et en cultivant les terres de la montagne. Dès leur plus jeune âge [...] les filles étaient envoyées aux quatre coins du pays pour garder les nourrissons.

Les personnages, ouvriers terrassiers, sont issus -comme Nakagami lui-même - des "Ruelles" (le buraku, quartier des parias de la ville). Les liens familiaux les unissant sont tellement enchevêtrés que le traducteur dresse une liste en préface, avec prénoms et liens de parenté. Ce qui donne l'impression que l'on va lire du théâtre, une tragédie, d'autant plus que Le Cap est présenté comme le premier volume d'une trilogie relatant un "parricide raté".
Mais la confusion de l'identité est surtout rendue par une particularité de la narration: le personnage principal n'est désigné que par le pronom "il" (kare en japonais). Son prénom, Akiyuki, n'apparait que dans les dialogues. Dès les premières lignes, il est difficile de comprendre à qui "il", "son", "lui" font référence... une perte et une quête de repères que nous avons en commun avec les personnages du roman, qui ne savent plus trop bien de qui ils sont le frère, le fils, la soeur ... Cela produit également un étrange effet de caméra subjective, nous partageons un point de vue unique, celui d'Akiyuki, ses pensées, son corps. Qu'il travaille la terre, qu'il sombre dans l'ivresse ou qu'il erre dans les lumières rouges du quartier de plaisirs, nous ne le quittons jamais.

A 24 ans, Akiyuki, qui est pris dans le réseau d'une famille recomposée à l'extrême, est obsédé par les liens du sang. Aussi bien ceux n'existant pas (rien ne le relie à son beau-père, son demi-frère) que ceux qui l'unissent à un père biologique qu'il exècre. Ce dernier incarne une sexualité animale, dépravée, un possible héritage qui hante Akiyuki. Pour y échapper, il s'absorbe dans son travail de terrassier, purement physique, au coeur d'une nature pour laquelle il éprouve des sentiments contradictoires. En s'y fondant, il pourrait se débarrasser du poids de l'identité, de l'hérédité et de la descendance, de son propre nom.

A sa gauche, un arbre isolé au coin du passage à niveau faisait doucement trembler ses feuilles. Il me ressemble, pensa-t-il. Il ne savait pas de quel arbre il s'agissait, ne voulait d'ailleurs pas le savoir. Sans fleur ni fruit, il se contentait de déployer ses feuilles en direction du jour et de remuer au vent. C'était bien ainsi, se dit-il. Inutile de porter des fleurs et des fruits, d'avoir un nom.

Mais malgré cette simplicité apaisante ( "il n'y avait pas de méandres dans la terre comme dans le coeur des hommes" ) tout dans la nature le ramène à cette sexualité qui le tenaille.De la terre qu'il travaille à coups de pioche et de hanche, au Cap lui-même, qui s'enfonce dans la mer comme un "fer de flèche" . Il étend le caractère qu'il prête à son père à son environnement entier:

Tout lui inspirait le dégoût: cette terre prise entre les montagnes, la rivière et la mer, les gens qui y vivaient comme des larves, comme des chiens.

Alors que les membres de sa famille s'apprêtent à célébrer le service funéraire anniversaire du premier époux de la mère d'Akiyuki, un meurtre fait tout basculer dans le désastre et la folie. Pris dans l'enchaînement de ces événements, emporté par sa haine, Akiyuki se venge de son père, de sa famille entière, de cette confusion qui l'oppresse, en "perpétrant une atrocité" ou plutôt "en se l'imposant à lui-même". Un acte d'une violence viscérale qui le fait sombrer dans l'animalité redoutée, mais aussi une sorte de renaissance, de baptême, qui lui permettra d'affirmer son identité. Il apparaîtra d'ailleurs sous son nom complet, Takehara Akiyuki, dans les romans suivants.

Destin inéluctable, liens du sang, inceste, Le Cap évoque la tragédie grecque, le mythe universel du meurtre du père. Mais il a en même temps un aspect documentaire, car la tragédie est aussi sociale. Tout est joué d'avance dans cette société de castes, avec ses intouchables, les burakumin, ses barrières infranchissables, où "La fille d'une prostituée devenait prostituée à son tour. Elevé dans une famille de terrassiers, on se faisait terrassier. "
Bien que la narration, fluide et intense, sans la coupure de chapitres, soit radicalement différente, Le Cap m'a aussi fait penser, par les thèmes évoqués (nature fortement sexuée, poids de l'hérédité), au roman naturaliste et en particulier à La Terre, de Zola.

Le Cap (Misaki), Nakagami Kenji, 1976. Picquier Poche, 156 p.


prochaine critique: In Light of Shadows, Izumi Kyôka.

en cours... : Cooking with Fernet-Branca (qui n'est pas un livre de recettes, quoique...), James Hamilton-Patterson / Hergé, Pierre Assouline.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour,
J'ai lu Le Cap deux fois, la première comme ça, par hasard ou presque, et la deuxième pour me le remettre en mémoire (j'ai failli écrire "en bouche")avant d'attaquer la suite, La Mer aux Arbres morts.
La première fois, je l'ai trouvé intéressant mais un peu trop court (peut-être n'étais-je pas bien familiarisé avec le format nippon, ça a pu jouer). La deuxième fois, je l'ai lu comme une introduction à La Mer aux Arbres Morts (la différence de pagination expliquant ce sentiment), livre que j'ai sur le moment nettement préféré. Néanmoins, avec le recul, phénomène curieux, mes souvenirs les plus vivaces sont ceux relatifs au Cap (parce que je l'ai lu deux fois ? ou bien la mémoire a-t-elle ses propres goûts littéraires, qui font qu'on a pu beaucoup aimer un livre et ne pas s'en souvenir ?).
Le dernier volume (Le Bout du monde, moment suprême), par contre, m'a plutôt ennuyé : les qualités que vous notez dans Le Cap, notamment la "simplicité apaisante", m'ont paru absentes, et les relations ambiguës d'Akiyuki avec son beau-père m'ont semblé perdre tout leur intérêt, les centaines de pages les ayant totalement usées, comme un linge qui aurait tourné beaucoup trop longtemps dans la machine à laver. Au final, le format court était sans doute le mieux adapté...

Voilà... Bonne continuation (comme l'on dit), vos critiques sont toutes fort intéressantes !

nezumi a dit…

Merci beaucoup pour vos commentaires et vos encouragements.
Je n'ai pas lu les deux autres volumes de la trilogie mais j'imagine comme vous que les thèmes à peine esquissés (mais avec une telle intensité) dans Le Cap puissent perdre de leur force à la longue - surtout soumis au traitement de choc de la redoutable machine à laver nipponne ^^.