jeudi, avril 12, 2007

After hours


Haruki Murakami emmène souvent ses héros de l'autre côté du miroir et c'est ce qui fait le charme si addictif de ses romans.

Par amour, désarroi, nostalgie ou désespoir, ils empruntent les "entrées secrètes" vers "d'autres lieux où n'a cours aucune de nos lois fondamentales". L'entrée secrète se trouve dans un champ à Hokkaido (La chasse au mouton sauvage), au fond d'un puits oublié (Chroniques de l'oiseau à ressort) ou d'une forêt primitive du Kyushu (Kafka sur le rivage), sur une île grecque (Les amants du Spoutnik)... Certains en reviennent et d'autres y restent, selon les attaches qu'ils ont gardé avec "notre" monde, selon la force de leur fantasme.

Dans Le passage de la nuit, son dernier roman paru en français, cette frontière, c'est l'écran d'un poste de télévision débranché, qui s'allume tout seul en pleine nuit dans la chambre d'Eri, jeune fille plongée depuis plusieurs semaines dans un profond sommeil. Sa soeur cadette Mari, elle, semble décidée à passer une nuit de veille, en ville, à grand renfort de lecture,café et cigarettes.

Durant toute une nuit, Murakami invite le lecteur à observer, un peu à la manière d'un écran de surveillance divisé, ces deux mondes. Celui des pièces désertes et obscures, où se produisent d'étranges phénomènes. Et celui d'un centre-ville éclairé au néon blême, où Mari va déambuler d'établissements "after hours" en square désert, rencontrer la galerie de personnages insolites qu'affectionne Murakami, et en apprendre sur elle-même au détour de conversations à la fois légères et profondes, toujours surprenantes.

Cette focalisation externe est assez inhabituelle chez Murakami, qui dote généralement ses romans de héros narrateurs (et masculins). Ici nous observons la ville et ses lieux, Mari et Eri, de l'extérieur, à la manière de l'oeil d'un oiseau de nuit, d'un "pur point de vue", d'une caméra de surveillance, d'un voyeur, d'un passe-muraille, omniscients mais désincarnés.Comme dans La vie mode d'emploi, de George Pérec, notre regard glisse sur les objets, les moindres détails d'une chambre, l'expression d'un visage, la position d'un corps mais sans avoir accès aux pensées, aux motivations.
Une impression renforcée par plusieurs scènes composées comme les célèbres toiles du peintre américain Edward Hopper, des poches de solitude urbaine éclairées au néon, perdues dans un océan d'obscurité: Mari plongée dans sa lecture, contre la vitre d'un restaurant ouvert toute la nuit, un informaticien travaillant seul dans un vaste bureau , à la lumière d'une lampe unique, un musicien déambulant dans une supérette déserte et glacée.
Ce type de narration m'a fait un peu craindre au début que l'identification (qui fait aussi l'attrait des oeuvres de Murakami) ne fonctionne pas. Cependant, on se rend compte assez vite que Mari, la lectrice absorbée, ce pourrait être nous, plongés dans les pages du roman. Ce Passage de la nuit nous renvoie notre image comme un des innombrables miroirs et écrans, vitres obscures qui peuplent ses pages. Dont certains retiennent captifs les reflets...

Pour moi, ce qui distingue davantage ce roman des précédents c'est son côté franchement plus "atmosphérique" que narratif. Avec les imperceptibles modifications qu'elle subit au cours de son "passage", ses nuances seulement connues des insomniaques et noctambules, la nuit en est le véritable sujet, comme le rappelle l'horloge égrenant les minutes en tête de chaque chapitre.
Une nuit à la Murakami bien sûr, poétique et inquiétante, paisible et énigmatique, qui recèle bien des mystères et des bizarreries que l'aube ne résout pas. Et c'est tant mieux...

Le passage de la nuit (After dark), Haruki Murakami, 2004, Belfond, 2007, 230 p.


prochainement: Arthur & George, Julian Barnes

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