jeudi, avril 12, 2007

Spice girl

Cet été, j'ai lu en quelques jours L'Odeur, de la romancière indienne Radhika Jha et qui commence ainsi:

Quand le vent soufflait en rafales comme il le fit souvent ce printemps-là, l'odeur de baguette sortie du four le disputait dans l'Epicerie de Madras aux senteurs piquantes des condiments et des mélanges d'épices.Elle entrait sans hésiter, ignorant les mannequins aux seins lourds drapés dans leurs saris, exposés dans la vitrine spacieuse avec les vidéocassettes indiennes et les moulins à prière chinois. Elle marquait un temps d'arrêt devant le rayon des plats cuisinés - rondelles de bananes frites à l'huile de coco, samosas, gulab jamun, pappadam - et un peu de sa force se diluait dans l'âcreté puissante des arômes étrangers.
Une nouvelle bourrasque froide s'engouffrait par la porte ouverte, et l'odeur de baguette, ragaillardie, s'aventurait plus loin dans le magasin. Survolait sans faiblir les cageots de légumes, dépassait le comptoir où mon oncle lisait son quotidien et les présentoirs à journaux qui sentaient l'encre et les produits chimiques, avant de prendre le virage vers l'arrière-boutique où je me tenais. Là, cernée de toutes parts et coupée de ses renforts par la configuration coudée des lieux, elle livrait son dernier combat aux arômes capiteux avant de se rendre, submergée par les assauts conjugués de ces armées d'un autre monde, coriandre, curcuma, cardamome et cannelle.
Dans ses derniers sursauts de témérité, elle imprégnait mes sens. Je retenais mon souffle pour lui donner refuge jusqu'au moment où mes poumons perfides me trahissaient. Vaincue, j'expirais bruyamment et laissais les épices de ma terre d'origine, que je n'avais jamais vue, prendre possession de moi.


La terre d'origine de Lîla, la narratrice, c'est la province indienne du Gujarat, mais sa famille vit depuis deux générations au Kenya. Lorsque son père est tué par des émeutiers, elle est obligée d'émigrer à nouveau. Alors que sa mère et ses frères partent en Angleterre, la jeune fille est hébergée en banlieue parisienne, par son oncle et sa tante, qui tiennent l'épicerie décrite ci-dessus. L'Odeur est l'histoire de sa découverte de Paris et de la France , de ses beautés et laideurs, un parcours émaillé de rencontres et de pas mal de déboires.
Extrêmement réceptive aux odeurs, c'est essentiellement par l'odorat que Lîla explore ce nouveau monde. Effluves délicieuses ou déplaisantes des épices de la cuisine familiale, de la rue, des corps, des magasins, elles sont omniprésentes, elles ont une vraie présence, une vie propre. Et c'est ce qui différencie Lîla des Français, dont l'odorat, trop peu sollicité, s'efface peu à peu au profit de la vue. Comme le déclare un des personnages, travaillant pour la publicité, celle-ci a

tout changé. On ne réagit plus à l'odeur, seulement à la vue. Si ça continue, les hommes perdront tous les autres sens, ils n'en auront plus besoin. Parfum, moutarde, tout sentira pareil, on ne les distinguera que par la forme et par la couleur de l'emballage.


Et l'odeur est surtout, pour Lîla, l'émanation de l'être, le reflet de la personnalité. Son odorat extraordinaire contribuera aussi bien à son ascension sociale (dans la restauration) qu'à ses malheurs: elle finit par se persuader qu'elle pue, ce qui la condamne au rejet, à la fuite et à l'échec...
Si Radhika Jha fait preuve de beaucoup de talent dans l'évocation des sensations, le récit de ces malheurs verse en revanche dans le mélo....Le réalisme du récit fait presque place à la caricature. Lîla est une véritable Cendrillon, exploitée et abandonnée par toute sa famille, s'entichant inexplicablement d'une série de faux princes charmants mais vrais salauds, insultée et battue, montant très haut puis finissant dans le caniveau, au propre comme au figuré... Mis à part quelques rares amis secourables et ouverts, le français moyen n'apparaît que comme un individu soit mondain, superficiel et opportuniste soit méfiant et raciste. Bien sûr, on peut arguer que cette accumulation et ces portraits simplistes reflètent la paranoïa de Lîla, sa peur et sa détresse, qui déforment sa perception du monde et se traduisent par l'odeur pestilentielle qu'elle s'imagine dégager. Mais cette naïveté nuit à L'Odeur, qui aurait pu être une fable originale et cruelle sur l'exil et la découverte, aussi bien de l'"ailleurs" que de soi-même. Le meilleur roman sur l'univers des odeurs reste pour moi Le Parfum, de Süsskind...


L'Odeur (Smell) , Radhika Jha, 1999, Picquier Poche, 2005, 450 p.




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