jeudi, avril 12, 2007

Portraits de yôkai

Shigeru Mizuki a été primé cette année au Festival de BD d'Angoulême pour l'album NonNonBâ. Je comptais justement faire une note sur l'album 3, Rue des Mystères de ce mangaka assez atypique, maître de l'étrange et vénéré au Japon.
Atypique d'abord par son parcours. Amputé du bras gauche pendant la 2e guerre mondiale, mais doué depuis l'enfance pour le dessin, Mizuki ne devient auteur de manga que relativement tard.
Le sujet de son oeuvre, les
yôkai, n'est pas non plus très banal, surtout pour un lecteur français.
Les yôkai , 妖怪 (= "apparitions ensorcelantes") , ce sont les créatures surnaturelles qui peuplent l'imaginaire japonais, des myriades de monstres, lutins, chimères, objets animés... Empruntant une incroyable variété de formes, parfois inquiétantes, souvent grotesques, ils côtoient dans les contes et légendes leurs cousins yûrei (fantômes et spectres) et oni (démons). Ils peuvent faire penser aux êtres fantasmagoriques et hybrides grouillant dans les tableaux de Jérôme Bosch . Cette parenté n'aurait rien de surprenant, car selon l'historien de l'art Jurgis Baltrusaitis ( Le Moyen-Age fantastique) une bonne partie du bestiaire fantastique gothique vient de l'Orient.

Je n'ai pas encore lu NonNonBâ , mais je crois que Mizuki y recense les yôkai des campagnes. Dans les 7 histoires de 3, rue des mystères , ils sont plutôt urbains, se tapissant dans les recoins des villes où s'attarde encore le passé: vieilles ruelles, temples oubliés, masures décrépites, cimetières, magasins désuets...Ce sont des démons-chats, des esprits de marins noyés, des crânes bavards, ou bien des fantômes enfantins, féminins...
Quand la frontière avec l'au-delà s'entrouvre, ils jettent leur dévolu sur des humains qui n'en demandaient pas tant et qui finissent presque tous par en souffrir.
D'un trait énergique et parfois proche de la caricature, Mizuki crée un monde nocturne, à la fois cauchemardesque et tragi-comique, à l'image des extravagants yôkai, tantôt inoffensifs tantôt maléfiques. Mais les héros humains de ces contes, trop naïfs, ambitieux ou stupides le leur disputent parfois en absurdité ...
L'histoire que j'ai préférée est la dernière, "Monstres Machikomi", où un mangaka est victime d'une horde de créatures, qui lui apportent prospérité, commandes et monceau de travail.... mais finissent par lui "ratatiner le cerveau" d'épuisement. Les yôkai représentent ici les média soumettant les mangaka à un rythme de production infernal...

Où croiser d'autres yôkai ?
Ils ont été fréquemment représentés sur les estampes. La MCJP leur a consacré une expo l'an dernier (affiche ci-contre). Cliquer sur "mini-site de l'expo", très bien conçu, pour visionner une superbe galerie de portraits sur rouleaux, manga (cahiers d'esquisses). Vous y admirerez les plus célèbres yôkai: tanuki (blaireaux magiques), rokurokubi (fantômes au cou extensible), kappa (démons des eaux), kitsune (démons renard), tengu (démon au long nez)...
Ils hantent les récits de Lafcadio Hearn, grand connaisseur du Japon traditionnel, qui a consacré de célèbres contes à la sorcière des neiges yuki no onna, à d'étranges têtes volantes anthropophages, des grenouilles vampires, de séduisants fantômes mais surtout au baku, le mangeur de rêves.


Mijika-yo ya !
Baku no yume ku
Hima mo nashi !

Hélas que la nuit est courte ! Le Bakou n'aura pas le temps de dévorer nos rêves. (vieille chanson d'amour japonaise)

Son nom est Bakou ou Shirokinakatsukami et sa fonction spéciale est de manger les rêves. On le représente et le décrit de bien des manières. Un vieux livre que je possède affirme que le Bakou mâle a le corps du cheval, la face du lion, la trompe et les défenses de l'éléphant, la mèche frontale du rhinocéros, la queue de la vache et les pieds du tigre.
Au temps de l'antique culture chinoise, on suspendait d'habitude dans les maisons japonaises des images du Bakou. On supposait qu'elles étaient douées du même pouvoir bienfaisant que l'original.
Le Bakou japonais est surtout connu en sa qualité de mangeur de rêves. Le détail le plus remarquable du culte qu'on lui rendait était la coutume, généralement suivie, de peindre en traits d'or le caractère chinois correspondant à son nom sur les oreillers en bois laqué des seigneurs et des princes. Par la vertu et la puissance de ce signe, le dormeur était protégé contre les mauvais rêves. Il est assez difficile aujourd'hui de trouver encore de tels oreillers ; les images même du Bakou (ou Hakutaku comme on l'appelle quelquefois, sont devenues fort rares. Mais dans le langage courant la vieille invocation au Baku a survécu :" Baku Kurae ! Baku Kurae ! Dévore, ô Bakou, dévore mon mauvais rêve !" Quand on sort d'un cauchemar ou de quelque songe de mauvais augure, il faut répéter cette invocation rapidement et à trois reprises. Le Bakou dévorera le rêve et changera la mauvaise fortune et la terreur en bonne fortune et joie.


( dans Le Mangeur de rêves, poche actuellement épuisé mais réédité en avril)

Un village des yôkai existe sur le net: Youkaimura.

Shigeru Mizuki, aujourd'hui âgé de 85 ans, compte bien
"dessiner encore jusqu'à 110 ans avant de pouvoir, à son tour, devenir un yôkai"...


3, rue des mystères et autres histoires
, Shigeru Mizuki, Editions Cornélius, 2006, 238 p.

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