samedi, novembre 13, 2004

Psychanalyse sur le futon

Les Belles Endormies est le nom d'un étrange établissement qui propose à ses vieux clients de passer la nuit au côté de belles jeunes femmes plongées dans un profond sommeil par de puissants somnifères. Il leur est permis de les toucher, mais sans aller plus loin, ce que la "décrépitude" de l'âge ne leur permettrait d'ailleurs pas. Eguchi est l'un d'entre eux et va y passer quatre nuits, auprès de femmes très différentes.
Plus qu'un conte érotique, ce court roman est une description du fonctionnement de la mémoire, des souvenirs enfouis, réprimés qui refont soudain surface à la faveur d'une sensation. Les "belles endormies" n'apportent pas, hormis le plaisir sensuel de les regarder et les toucher, de véritable satisfaction sexuelle à Eguchi, mais chacune d'entre elles, par le contact de sa peau, son odeur...va faire renaître en lui des souvenirs anciens, tous liés aux "femmes de sa vie" (une liaison de jeunesse, ses filles, sa mère, une aventure d'un soir).


[...] le vieillard pressa la main de la fille sur ses deux yeux. L'odeur de la peau qui se communiquait à ses globes oculaires était telle qu'Eguchi sentait remonter en lui une vision nouvelle et riche. A pareille saison tout juste, deux ou trois fleurs de pivoine d'hiver, épanouies dans le soleil de l'automne tardif au pied du haut mur d'un vieux monastère de Yamato, des camélias sazanka blancs épanouis dans le jardin en bordure du promenoir extérieur de la Chapelle des Poètes Inspirés, et puis, mais c'était au printemps, à Nara, des fleurs de pteris, des glycines, et le "Camélia Effeuillé" couvert de fleurs au Tsubaki-dera...
"Ah! j'y suis!" A ces fleurs était lié le souvenir de ses trois filles mariées. C'étaient des fleurs vues au cours d'un voyage qu'il avait avec ses trois filles - à moins que ce ne fut avec une seule d'entre elles.


S'ensuivent de longues réflexions où Eros et Thanatos s'entremêlent, symbolisés par les adolescentes et les vieillards , les unes dans l'éclat de leur jeunesse mais pâles et inertes, les autres proches de la mort mais éveillés.Ces réminiscences vont aussi le plonger dans des cauchemars, dont les descriptions semblent destinées à l'étude d'un psy : femme castratrice aux jambes multiples, bébé monstrueux. C'est à une séance d'analyse que se livre le vieil Eguchi nuit après nuit, sur un futon au lieu d'un divan ;-), jusqu'à finalement remonter à l' image primale : "Ce dont il pouvait se souvenir, c'était des jours d'enfance où, dans son sommeil, il cherchait les seins de sa mère jeune". Cette approche psychanalytique m'a semblé par moments un peu trop appuyée, mais j'ai aimé le lire aussi comme une sorte de fable fantastique, voire de conte gothique.
Il quitta silencieusement la couche, et de la chambre de velours cramoisi il passa dans la pièce voisine. Dans l'intention de demander à l'hôtesse la même drogue que celle de la fille, il appuya sur la sonnette d'appel , mais le grelottement répété de la sonnerie suffit à le renseigner sur le froid qui régnait dans la maison et au dehors. Il hésita à faire sonner longtemps la sonnette d'appel dans cette maison mystérieuse au coeur de la nuit. Comme c'était une région chaude, les feuilles qui tombent l'hiver restaient recroquevillées sur les branches; toutefois, au moindre souffle de vent on entendait un bruit de feuilles mortes remuées dans le jardin. Les vagues qui battaient la falaise s'étaient elles aussi calmées cette nuit. Le silence inhumain donnait à la maison un air de château hanté et le vieillard sentit un frisson glacé parcourir ses épaules.

(en cours...) Le sommet des dieux t.3 , Yumemakura Baku, Jirô Taniguchi.

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