mercredi, septembre 07, 2005

Saudade...saudade...♪

Après un été plutôt maigre en mises à jour (malgré la quantité de lecture - entre autres sur les agréables bords de l'Erdre), la rentrée sur Pollanno sera bien plus active, promis !
On commence avec l'écrivain portugais Wenceslau de Moraes (1854-1929), qui déclare dans O-Yone et Ko-Haru :

Il ne fait aucun doute que le Japon – il en va de même pour tous les pays exotiques, mais c’est peut-être vrai pour le Japon comme pour aucun autre- n’est pas un pays fait pour les Occidentaux . (L'étranger au Japon)

Et pourtant, comme Lafcadio Hearn, qu'il admire, Moraes a vu dans le Japon une sorte de paradis terrestre, à l'opposé d'un Occident en plein déclin, et regretté de "ne pas être né japonais".
Ancien officier de marine, consul du Portugal à Kobe, il épouse O-Yone, une geisha, et à la mort de celle-ci, démissionne de ses fonctions. Il se retire à Tokushima, Shikoku, et limite dès lors les liens avec son pays natal à l'envoi de chroniques aux journaux. Plusieurs d'entre elles figurent dans le recueil O-Yone et Ko-Haru . A l'instar de Hearn, ses écrits offrent une vision quelque peu idéalisée de la société japonaise traditionnelle , mais ils s'efforcent de dépasser les clichés orientalisants véhiculés par d'autres écrivains-voyageurs moins soucieux d'authenticité, tels Pierre Loti et sa madame Chrysanthème.

A propos de Hearn, Moraes écrit:
"Ce ne sont pas ses livres que je relis mais que c’est plutôt l’auteur lui-même que j’écoute discourir, comme s’il avait fait le voyage jusqu’à Tokushima, jusqu’à mon logis, pour m’entretenir du Japon " (Rire et pleurer)
Il adopte le même ton de conteur pour évoquer dans ce recueil la vie de la rue à Tokushima, les traditions, l’histoire. S'adressant directement au lecteur, s'égarant malicieusement en digressions évoquant ses propres déambulations dans le Tokushima populaire, il raconte avec précision, humour mais toujours sympathie les lieux et les gens, leur gaieté et la simplicité de leur existence, leur façon de vivre avec les saisons, leurs liens à la religion et à la mort.

Cependant, là où Hearn s'efface devant son sujet (du moins dans les ouvrages que j'ai lus), l’élément autobiographique est toujours présent chez Moraes. A Tokushima, il vit à la japonaise, mais dans un grand dénuement. Vieillard solitaire et un peu dépenaillé, il est devenu un personnage de la ville, le ketô jin (barbu sauvage), moqué par les enfants et méprisé par les adultes. De même qu'il croque le portrait de la nonne bouddhiste, des joyeux passagers du train, de la redoutable belle-mère japonaise, des amants suicidés, de la masseuse aveugle, il se met lui aussi en scène dans ses récits pour décrire son quotidien de quasi ermite. Dans Le panier aux ordures du cimetière de Chiyo On-Ji, il use même d'une troisième personne chargée d'auto-dérision, s'imaginant se rencontrer lui-même lors de ses errances au cimetière.

C'est dans cette évocation de sa solitude, des bienfaits qu'elle lui apporte ("chez l’homme solitaire, l’amour de la création est plus intense"), de sa vie contemplative, de son intérêt pour les moindres détails de son environnement, hommes, bêtes ou plantes, de sa compassion, que Moraes se montre le plus attachant, et le plus proche de la sensibilité japonaise et de la philosophie bouddhiste. On pense aussi à la religion shintô quand il sent émaner des objets « de subtiles exhalaisons d’un je ne sais quoi que j’appellerais, faute de mieux, l’âme des choses. », et qu'il perçoit la visite discrète et secourable de ses femmes mortes (O-Yone et sa nièce Ko-Haru, avec laquelle il vivra brièvement) revenant sous la forme de lucioles pour éclairer sa serrure...
Et pourtant Moraes se réclame d'une autre religion :

Mais ce que je ressens dans mon âme, c'est beaucoup moins et beaucoup plus que le bouddhisme ne saurait m'apporter; c'est l'étrange floraison d'une orchidée hybride et exubérante, qui n'appartient qu'à moi, qui croit et s'épanouit dans un milieu favorisant son éclatante vigueur, dans la serre tiède de l'exotisme, de la solitude et de la saudade!...


La saudade, dont j'avais parlé dans le post sur Tabucchi, c'est ce terme portugais difficilement traduisible, qui évoque un sentiment à la fois doux et poignant de manque, de nostalgie. Par le culte qu'il voue à ses disparues, Moraes entretient cette mélancolie, il la consomme comme une drogue douce le conduisant petit à petit à la folie ... Il déplore sa situation mais il trouve réconfort et semble-t'il plaisir dans la souffrance qu'elle lui cause... J'ai peut-être un coeur de pierre, mais j'ai eu du mal à apprécier les passages, généralement en fin de chronique, où l'écriture de Moraes se voit "submergée" par la saudade, par des "flots de tristesse", et où elle perd en délicatesse pour verser dans une préciosité presque baudelairienne et un auto-attendrissement plutôt agaçant.
Le recueil se clôt toutefois avec le lucide L'étranger au Japon où il évoque le paradoxe d'être "fou d'amour" pour un pays qui lui refuse toute intégration, qui « finit par le plonger dans l’affliction sans jamais cesser pour autant de le fasciner »...
Wenceslau de Moraes est également connu pour Le Culte du Thé, un petit traité expliquant ce rituel aux Occidentaux, que je chroniquerai ici prochainement...

O-Yoné et Ko-Haru, récits, Wenceslau de Moraes, Phébus, 2005, 143 p.


prochaines critiques...: Harry Potter and the Half-Blood Prince, JK Rowling / La ville au crépuscule, Kazumi Yumoto.

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