mardi, août 09, 2005

Amour, évolution et phéromones

Si pour vous "troll" évoque en premier: « sur l’Usenet [un forum web ou une liste de diffusion], soit (1) un sujet qui fâche (par exemple : « Mac ou PC ? »), soit (2) un individu qui persiste à lancer des discussions sur des sujets qui fâchent. » *, il est grand temps de vous plonger dans le roman de la Finlandaise Johanna Sinisalo Jamais avant le coucher du soleil ...
Qui nous raconte comment un soir, Ange, photographe branché, sauve un jeune troll qu'une bande de jeunes s'apprêtait à massacrer. Il cache dans son appartement cette créature des forêts affaiblie et perdue mais d'une violence incontrôlable...
Car ici le troll n'est plus une légende. C'est un animal bien réel, humanoide et cavernicole, un prédateur comme le loup ou l'ours. Encore mystérieux parce que son existence n'a été prouvée que tardivement, comme toutes ces espèces que l'homme continue de découvrir dans les recoins reculés de la planète. Physiquement, ce n'est ni la brute hideuse hantant les JDR, ni le barbapapien Moumine**, mais une créature à la beauté ténébreuse et à la souplesse féline "comme un pan de nuit que quelqu'un aurait dérobé au paysage et fait entrer dans la pièce"... Pour Ange, la fascination du début fait place à une attirance irrésistible.
Ce curieux roman sur l'amour, l'évolution et les phéromones (eh oui) adopte le format dossier d'enquête. En courts chapitres, il mêle différents points de vue (celui d'Ange, ceux de ses amants, collègues, voisins) à des extraits de divers documents (contes, études scientifiques, articles de presse) traitant des trolls.
Le côté manichéen (l'"Ange" blond/le diable ténébreux, le jour/la nuit, la civilisation/la nature, la ville/la forêt) peut d'abord sembler facile. Mais on se rend compte que cette relecture de la Belle et la Bête vise en fait à dépasser cet antagonisme. Elle tend à montrer que tous ces mythes qui voient coexister hommes et trolls se basent sur une réalité, ils reflètent les temps où l'homme n'avait pas encore rompu tout lien avec les autres espèces. L'incontrôlable et transgressive attirance d'Ange pour le troll est la redécouverte par l'homme de son appartenance au règne animal.
"Je l'ai emprisonné là, j'ai tenté de capturer un morceau de forêt et c'est la forêt qui m'a capturé". Et en même temps la prise de conscience troublante que les trolls, eux non plus, ne sont pas restés à l'écart de l'évolution.
Sans avoir été enthousiasmée, j'ai bien aimé ce roman surprenant qui part un peu dans toutes les directions (je vous fais grâce de toutes les interprétations qu'on peut en faire et j'attends les vôtres ^^). J'ai trouvé l'enquête sur l'existence des trolls, avec sa variété de documents à l'appui, vraiment bien ficelée et passionnante, son hyperréalisme comblera les fans de cryptozoologie. J'ai été moins convaincue en revanche par les différentes intrigues sentimentales gravitant autour d'Ange, qui n'apportent pas grand chose à l'histoire centrale, aussi dérangeante que touchante. A découvrir en tout cas.

Jamais avant le coucher du soleil (Ennen päivänlaskua ei voi), Johanna Sinisalo, 2000. Babel,2005, 318p. En couverture, une oeuvre de l'artiste Yoshitomo Nara.

*source

**saviez-vous que les Japonais sont dingues de Moumine? C'est vrai qu'il serait assez Totorien le petit bougre ...
http://www.moomin.co.jp/


prochaines critiques...: O-Yoné et Ko-Haru, Wenceslau de Moraes / Harry Potter and the Half-Blood Prince, JK Rowling / La ville au crépuscule, Kazumi Yumoto.

8 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour,

Tout d'abord, j'ai trouvé le livre un poil (de troll ?) trop long par rapport à son contenu. Déjà, je ne suis pas persuadé que le personnage de Palomita serve vraiment à quelque chose... sans compter son mari. Un point de vue extérieur, peut-être.

Ensuite, il y a des choses étonnantes, je trouve, ou alors j'ai mal lu. Déjà, lorsque Ange se demande ce que peut bien manger un troll, je crois qu'il ne tente même pas la viande crue !

Etonnant, alors qu'il sait que Pessi est carnivore, et qu'il a déjà de sacrées dents. Bon, le troll était malade à ce moment-là, il s'est peut-être dit qu'une nourriture un peu molle serait plus adaptée (d'où la pâtée pour chat), mais je ne sais toujours pas si un troll accepterait de mander une bonne côtelette d'agneau, ou bien un steak cru... (ce n'est pas que j'attende spécialement la visite d'un troll...)

Et puis, le troll est de sexe masculin, visiblement, mais à part dans un ou deux des nombreux extraits d'oeuvres qui ponctuent le livre (et qui rappellent un peu les digressions cétologiques d'un autre livre consacré à un animal, Moby Dick), les trolles femelles sont peu évoquées. Quelle est la structure familiale ? Il y a un chef de meute, d'accord, mais sinon... ? C'est un aspect qui n'a visiblement pas intéressé Ange, ou l'auteur.

L'histoire elle-même m'a un peu rappelé Max mon amour, le film d'Oshima (comme quoi, on en revient toujours aux Japonais), avec son ambuiguïté sur ce qui se passe exactement entre un homme - ou une femme dans le film - et un animal. Comparaison peut-être d'autant plus intéressante que le dernier film du réalisateur, Tabou, a un thème en rapport avec le livre...

Et justement, à propos des interprétations que l'on peut faire à partir du livre (dont l'une, liée au retour des anciens cultes, m'a fait songer au livre bien marrant de Paasilina, Le Fils du Dieu de l'Orage qui lui aussi est ancré dans le réel, relevé d'un élément bizarre), est-il posssible d'ignorer que l'homosexualité a une grande importance dans le livre ? Je veux dire que si le but de l'auteur (auteuse ?) était de parler des trolls, pourquoi aurait-elle choisi de situer l'histoire dans un contexte gay ? Uniquement pour étoffer un peu l'histoire ? Ou bien faut-il y avoir une quelconque métaphore ?

Puisque j'en étais à parler de films, le personnage blond d'Ange m'a évoqué David Hemmings dans Blow Up. Et pour finir sur une note culturelle peut-être un peu alternative, la façon dont les trolls en arrivent à utiliser un fusil m'a furieusement rappelé Land of the Dead, le dernier Romero, ou comment l'esprit vint aux Zombies...
Ah oui, j'oubliais, tout le monde se saoûle à la bière, dans le livre ; je préférais la vodka ou les mixtures bizarres de Paasilina ou des racontars arctiques de Jorn Riel, là ça m'a manqué : c'est plus triste et plus commun, la bière. Mais c'était peut-être le but...

nezumi a dit…

Bonjour,

A mon avis les personnages de Palomita et son mari n'ont de signification que si on considère le roman sous encore un autre angle: une description du sexe comme instrument de pouvoir.
Exploitation sexuelle de Palomita (d'abord prostituée aux Philippines, puis quasi esclave de son mari finlandais). Manipulation d'Ange par Martes, qui profite de l'attrait qu'il suscite chez le jeune homme pour lui faire réaliser les photos de pub. Manipulation du Dr Spiderman puis d'Ecce par Ange cette fois-ci, pour obtenir des renseignements sur les trolls. Et bien sûr Ange soumis à l'action boisée des phéromones de Pessi (une sorte de ce super-déodorant Axe qui fait tomber gars et filles comme des mouches, si je puis me permettre, mais on est dans un contexte de pub, n'est-ce pas ^^).

Maintenant, pourquoi un contexte gay ? Peut-être parce Sinisalo décrit les gays de cette ville comme une sorte de communauté tribale, nocturne, encore souterraine et peu visible ? Parfois de façon assez caricaturale, je trouve (cf les oeuvres de Tom of Finland qui semblent détenir la clé de l'histoire)

Ce roman m'a aussi fait penser en vrac à La Planète des Singes, les diverses histoires sur les enfants sauvages (de Truffaut à Tarzan), Le parfum de Susskind.
J'ai trouvé aussi qu'il avait un côté assez BD (peut-être parce que j'avais vu avant de le commencer que Sinisalo était scénariste): le découpage, les descriptions très graphiques...

Anonyme a dit…

Bonjour,

J'avais omis de chercher l'auteur sur imdb.com, au cas où... Effectivement, elle est scénariste.
J'avais remarqué que, une fois ou deux dans le roman, elle avait écrit quelque chose du genre : "comme dans un mauvais film", ce qui est la pirouette habituellement utilisée par un écrivain lorsqu'il se rend compte que ce qu'il écrit est cliché (le comble d'un photographe, évidemment), et qu'il veut le faire passer quand même auprès du lecteur, tout en essayant de se le mettre dans la poche en créant un sentiment de proximité avec lui, car lui aussi en a déjà vu, des mauvais films, non ?
Mais le fait qu'elle ait oeuvré dans le milieu du cinéma, ou de la série télé, est assez comique, je trouve : elle sait sans doute de quoi elle parle. J'espère que personne ne se sera senti visé...

L'exploitation sexuelle, oui, et en plus c'est une exploitation dans laquelle chacun fait semblant de faire croire à l'autre qu'il ne sait pas ce qu'il en est réellement, alors qu'ils savent tous quels avantages ils retirent de la situation.

La caricature, je crois, est également due à l'absence de profondeur psychologique des personnages (qui sont-ils ? d'où viennent-ils ? lorsqu'on évoque l'existence d'un frère - parce que l'auteur en a besoin - , il se trouve qu'il est mort, ça veut tout dire...), justifiée par le fait qu'ils évoluent dans le monde de la mode, de la pub, de la photo, ce qui dans l'imaginaire des gens correspond à un milieu hyper superficiel (j'avais trouvé que Objectif, de Tsuji Hitonari, c'était un peu pareil).

La fin, Ange qui sort du taxi pour s'enfoncer dans la nature, abandonnant la civilisation, m'a fait un peu penser à la fin de Human Nature, le film de Michel Gondry... sauf que la morale était un peu différente (mais y a-t-il une morale dans le livre ? et de toute façon, faut-il qu'il y en ait une ?).

Pour finir, la quantité d'extraits d'oeuvres est impressionnante (mais je me demande toujours si certaines ne sont pas inventées... personnellement, c'est ce que j'aurais fait, mystifier un peu les lecteurs est une activité fort récréative), mais parfois je crois que ça n'apporte pas grand chose. En fait, comme le livre commence presque par une recherche sur internet, on a l'impression que Sinisalo nous livre le résultat d'une recherche, un peu en vrac...

nezumi a dit…

Bonsoir,

Je pense que plusieurs des oeuvres existent mais elles ont été plutôt habilement modifiées pour inclure des allusions aux trolls, à la manière des trucages photo - on y revient décidément ;-).
Je viens d'acheter Le Chant des Pistes , de Bruce Chatwin, une des sources citées, et je me ferai un plaisir de retrouver le passage en question!

Les personnages sont peut-être unidimensionnels pour mieux correspondre aux héros des mythes qu'ils sont censés évoquer, des archétypes? Cela pouvant même frôler le comique, avec Ange jouant le rôle de la petite bergère blonde de la chanson du début, ou de la petite elfe de la comptine où il puise le nom de Pessi.

Anonyme a dit…

Bonjour,

Effectivement, Ange est sans doute la "fille du Soleil". Alors est-ce que le fait qu'il soit un homme gay est censé être ironique ou mettre une distance entre les mythes et la réalité du XXI° siècle, quelque chose de très profond comme ça ?

Quand j'ai commencé à lire le bouquin, je n'avais pas lu la quatrième de couverture (pas de risque d'être spoilé) ; du coup, j'ai cru que j'avais mal compris quelque chose... et que Ange était une femme et pas un homme. Maintenant, je me demande comment était pensé le texte original, s'il y avait une volonté réelle de la part de l'auteure de reculer plus longtemps qu'en français le moment où le lecteur "non averti" réalise ce qu'il en est vraiment...

Apparemment, la série BD "Trolls de Troy" n'est pas traduite en finnois... si ce n'est pas malheureux, quand même, un thème porteur et ultra-grand public comme celui-là aurait peut-être relancé un peu la traduction des BD francophones (qui est en panne depuis quelques années là-bas, il paraît... ). Ca aurait pu faire une bonne lecture récréative pour Ange...

Anonyme a dit…

Bonjour,

Au fait, et à propos de cryptozoologie appliquée au domaine romanesque, je voulais juste mentionner l'existence d'un livre australien, Le Chasseur, de Julia Leigh, l'histoire d'une chasse au thylacine (le fameux Tigre de Tasmanie). Franchement pas mal du tout (d'ailleurs : Prix de l'Astrolabe-Etonnants Voyageurs 2001).

nezumi a dit…

Bonjour

Merci pour cette référence.
Me risquerai-je à une dernière interprétation au sujet du nom d'Ange? Peut-être que dans le subconscient décidément fertile de Sinisalo flottait l'image de la blonde Jessica Lange dans la mimine du ténébreux King Kong (un Pessi king size)?
Humm..

Anonyme a dit…

C'est vrai que l'on pourrait dire "les bêtes préfèrent les blondes" !
Jessica Lange, bientôt Naomi Watts (une vraie blonde "Hitchcockienne") dans le King Kong qui sort en décembre... et même Fay Wray, dans le King Kong de 1933 : l'actrice était pourtant brune, mais elle a dû porter, dans le film, une perruque blonde ! Il y a vraiment quelque chose... comme si sa blonditude justifiait les attentions de la bête ! (cela est-il révélateur d'un fantasme de producteur hollywoodien ?). Il semble donc préférable pour leur sécurité, avant qu'elles s'aventurent dans la jungle, que les blondes se teignent en brune...
N'empêche que pour changer, on pourrait voir une immense Queen Kong brandissant un acteur blondinet, pourquoi pas Leonardo di Caprio ? (qui, au passage, serait pas mal pour Ange, non ?)
Ça changerait et ce serait bien marrant ! Evidemment, en haut d'un gratte-ciel américain, avec des avions qui tournent autour, là, je ne pense pas que ce soit encore possible...

Ah ! Pour finir, un petit lien où l'on voit la bouille de Sinisalo : http://www.wwd.se/forfattare/sinisalo.htm
... elle est blonde ! Malheureusement le troll est hors champ, on ne le voit donc pas... mais peut-être l'a-t-elle tué pour s'en faire une écharpe...