mardi, juillet 12, 2005

影の文学, la littérature des ombres

J’ai continué ma découverte de l’œuvre d’Izumi Kyôka (1873-1939) avec le recueil de nouvelles In Light of Shadows. A nouveau, le traducteur Charles Shirô Inoue rattache à la tradition gothique internationale celui qui fut pourtant décrit par Tanizaki comme "le plus japonais des écrivains".
Par leur esthétique sombre, raffinée et élégiaque, les épreuves endurées par les personnages féminins, ses nouvelles fantastiques peuvent en effet évoquer l’univers bizarre et fin de siècle de E.A Poe et Villiers de l’Isle Adam.
Le gothique selon Kyôka est cependant original, subtil et dérangeant. Pas de grandiloquence romantique ici (ou d'effets grand-guignol), mais des références littéraires, culturelles "purement japonaises" (pour reprendre à nouveau les termes de Tanizaki), qui à la fois nous charment et nous déconcertent.


Charles Shirô Inoue démontre en préface l'omniprésence de l'ombre dans son oeuvre, qu'il qualifie donc de « kage no bungaku» (littérature des ombres).
Une ombre qui a en japonais plusieurs sens . Kage, c'est l'absence de lumière, mais c'est aussi l'imitation, le double (comme le Kagemusha de Kurosawa, la « doublure » du guerrier) . Elle peut même être synonyme de clarté (tsuki kage= clarté de la lune). Chez Kyôka, ce sera aussi la trace, et le fantôme bien sûr. Son nom de plume, "Kyôka", 鏡花, évoque d’ailleurs le reflet d’une fleur dans un miroir. L’ombre n'est en rien inférieure à l'objet qu'elle "double", elle peut même le surpasser en beauté car son inaccessibilité et son immatérialité inspirent un désir nostalgique source de plaisir. Une valeur esthétique qui est le sujet de l' Eloge de l'Ombre de Tanizaki.


Izumi Kyôka est paraît-il difficile à lire dans le texte. Charles Shirô Inoue traduit en tout cas dans une langue accessible (pour les anglophones du moins) cette écriture à la grande force évocatrice, qui nous promène dans des paysages japonais emblématiques, toujours sublimés par les ombres de la nuit ou du jour:
Des ruelles obscures où se balancent les lanternes, de très anciennes auberges, un temple surplombant la ville, un cimetière sous les arbres, l'atelier éclaboussé de couleurs d'un fabricant de lanternes, des échoppes de ramen, un étang au milieu d'un jardin enneigé, des bains noyés de vapeur...
Et ce portrait du "Japon éternel" sonne profondément authentique, à la différence d'un Mishima, dont les mêmes évocations m'ont toujours semblé assez artificielles.
Pas de grandes envolées romantiques pour décrire la nature ici. Mais une peinture à petites touches n'oubliant pas le détail prosaique qui va rehausser la beauté poétique de l'ensemble:


I had made a point of coming to the graveyard at night, so that nobody would see me. I asked your mother what she was doing there.
"I was enjoying the coolness of the temple grounds, away from the cares of the world," she said. There in the tinted blue shadows of hydrangea bushes, with a watermelon cooling in the stream by the rear veranda and the priest enjoying the chilled vinegar noodles with spicy mustard that he had hidden away from his young acolytes, we were shedding cold tears, cooling ourselves in the darkness as we watched a number of spirits, half-hidden among the trees, being guided back to this world by over three hundred flickering lanterns. Among them was Hatsuji's ghost.

The Heartvine



Dans A Quiet Obsession, la servante d'auberge et le colporteur conversant paisiblement autour d'un kotatsu semblent sortis d'une estampe :"It was like a scene from the floating world, taken from the most remote spot on earth and placed in the inn.

Même si les nouvelles se déroulent au début du 20e siècle, le décor reste donc celui du Japon traditionnel, décrit par Jippensha Ikkû dans le célèbre roman d'aventure A pied sur le Tôkaidô, livre de chevet des personnages de Uta andon et A Quiet Obsession, qui partent en pélerinage sur les traces de ses héros. Et bien qu'ils se déplacent en train, les villes qu'ils traversent semblent inchangées.
Le voyageur de A Quiet Obsession s'extasie devant l'auberge anachronique qu'il a dénichée. Sa chambre est tout de même éclairée à l'électricité, mais l'ampoule finit par faiblir et s'éteindre devant une étrange lanterne ornée d'un hypnotique kamon.
La lanterne, autant ombre que lumière, symbolise la frontière entre le royaume des vivants et celui des morts et guide les esprits vers la terre lors du festival bouddhique du O-Bon. Dans ce conte, elle va accompagner chaque apparition d'une autre ombre, le beau fantôme féminin qui hante les bains de l'établissement .
Chez Kyôka le fantastique naît de la confrontation du passé et du présent. Le spectre n'a pas tant une valeur horrifique que métaphorique. Il est le Japon ancien, faisant irruption dans le présent, de façon obstinée et mélancolique, pour battre en brèche la modernité l'espace d'une nuit, en prenant la forme d'une beauté traditionnelle à la peau blanche et aux sourcils rasés.

J'ai été par ailleurs frappée par la complexité de la construction de ces nouvelles, que j'avais déjà remarquée dans le recueil précédent. Les intrigues, à nouveau, se dédoublent comme autant de kage.
Uta andon (A song by lantern light) peut-être sa nouvelle la plus connue, juxtapose ainsi deux strates narratives . Dans l'une nous suivons deux voyageurs descendus dans une auberge d'une ville côtière, et dans l'autre, un musicien itinérant faisant halte dans une échoppe de râmen de la même ville. Ces deux intrigues courent en parallèle, et finissent par se fondre. Mais avant cela, elles se sont entrelacées. Le musicien figure ainsi dans l'histoire d'une geisha venue divertir les voyageurs, et inversement, les deux voyageurs sont présents dans le récit fait par le musicien à la patronne du restaurant.

Ou bien les différentes intrigues s'emboîtent les unes dans les autres, à la manière des poupées russes. Le narrateur de A quiet Obsession ( Mayu kakushi no rei, le fantôme aux sourcils rasé) rapporte l'histoire vécue par un de ses amis, et qui elle même inclut un autre récit.
The Heartvine (Rukôshinso), la dernière nouvelle écrite par Kyôka et la plus belle du recueil, voit un vieillard et sa jeune cousine, se rendant au cimetière du temple, évoquer le souvenir de la femme qui s'est suicidée la nuit où lui-même, alors jeune homme, envisageait de mettre fin à ses jours. Ce conte repose également sur la confusion entre les différents personnages féminins, vivants ou morts, qui entretiennent tous une certaine ressemblance.

Cette complexité narrative est renforcée par de constantes références littéraires. On a vu plus haut que les voyageurs de Uta andon et A Quiet Obsession s'indentifient aux deux joyeux aventuriers de A pied sur le Tôkaidô. Par plaisanterie, ils prennent leur nom et cherchent à revivre les mêmes situations qu'eux. Et comme chaque personnage finit par figurer dans le récit de quelqu'un d'autre, il devient donc l'égal des héros dont il lit ou chante les aventures, leur écho et leur double. La geisha de Uta andon interprète ainsi une célèbre pièce de nô ressemblant étrangement à sa propre vie.

Les situations sont donc souvent improbables, romanesques et d'un érotisme cruel qu'on peut qualifier de "gothique":
La bouche ensanglantée d'une geisha venant de dévorer un oiseau à moitié cru, lors d'un repas de chasse improvisé en pleine forêt. Les prostituées jetées à la mer en pleine nuit par les employés d'un bordel, contraintes de crier comme des sirènes pour attirer d'éventuels marins.
La tache de naissance bleuâtre sur la peau d'une jeune femme, ressemblant à "l'ombre d'un sourcil rasé"...

Par cette distortion du réalisme, l'emploi d'une langue classique et de kanji rares, Kyôka s'inscrit contre le naturalisme à l'occidentale et le mouvement littéraire en vogue au Japon à la fin du 19e siècle, le Genbun-ichi, qui visait à apporter la littérature au plus grand nombre en reproduisant à l'écrit le langage parlé.
Et ce qu'il semble illustrer avec ses personnages happés par la fiction, finissant par vivre dans des paysages picturaux des aventures légendaires, c'est justement l'impossibilité fondamentale pour l'écriture d'être un miroir du réel. Une approche de la création littéraire étonnament actuelle pour un écrivain tenant la modernité à l'écart de ses récits, et un paradoxe faisant d'Izumi Kyôka un des auteurs japonais les plus intriguants que j'ai lus.

In Light of Shadows, Izumi Kyôka. University of Hawai'i Press. 2005. 180 p.


Prochaines critiques...: Je veux devenir moine zen!, Miura Kiyohiro / Jamais avant le coucher du soleil, Johanna Sinisalo.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Bonjour,

j'ai beaucoup aimé la lecture de votre chronique sur ce recueil de nouvelles de Kyoka. Je ne connais pas encore cet auteur mais je compte bien me lancer dans la lecture, si tant est que je puisse trouver le dit ouvrage. Je n'avais pas encore entendu parler de 影の文学 mais ça me semble tout à fait intéressant. Votre explication sur les différentes occurrences du mot "ombre" est passionnante.

J'attends avec impatience votre prochain texte.