lundi, mars 20, 2006

Konjaku monogatari shū,今昔物語集

Le monument littéraire du Japon médiéval qu'est le Genji Monogatari occulte quelque peu un autre ouvrage majeur de la période Heian, le Konjaku monogatari shū. C'est à dire "Recueil de récits du temps qui est maintenant passé ".*
Ces 1059 contes de Chine, d'Inde et du Japon**, s'ouvrant tous par la formule "Ima wa mukashi" ( c'est maintenant du passé), furent compilés par le poète et écrivain Minamoto no Takakuni au 11e siècle. La rédaction du recueil a elle-même sa part de légende, puisqu'on dit que ces histoires lui auraient été contées par des passants, au bord de la rivière Uji. D'où peut-être l'écriture "dans une langue assez rude et populaire, souvent même "rabelaisienne" de cet ouvrage qui " fut rédigé pour l'instruction religieuse et morale du peuple selon la philosophie bouddhique.Ces contes sont infiniment précieux pour l'étude de la société à l'époque de Heian en ce qu'ils décrivent avec précision la vie des gens humbles, et pas seulement celle de l'aristocratie." ***

Cinq contes japonais en étaient lus samedi dernier dans l'émission Fiction Mauvais Genre, sur France Culture. Même si, comme moi, le nom Konjaku Monogatari ne vous disait à priori pas grand-chose, ces histoires vous sembleront familières s'il vous arrive de lire des légendes japonaises.

1.Comment un vieux coupeur de bambous trouva une petite fille et l'éleva.
Il s'agit en fait de la très célèbre légende de Kaguyahime, la Princesse de la Lune, la petite fille trouvée dans un tronc de bambou et élevée par un vieux couple, qui devient en grandissant d'une très grande beauté et éconduit de nombreux prétendants.

2.Comment l'épouse d'un homme, après qu'elle fut morte, rencontra son ancien mari.
Cette histoire d'abandon conjugal, d'ambition et de remords a été reprise par Lafcadio Hearn dans Kwaidan, et portée à l'écran de façon très impressionnante par Kobayashi dans le film du même nom. Elle rappelle également Contes de la lune Vague après la Pluie, de Mizoguchi.

3.Histoire du ministre du centre Takafuji.
Là par contre, je ne connaissais pas. Egaré lors d'une partie de chasse, le fils d'un ministre est hébergé par de pauvres paysans, et tombe sous le charme de leur fille, d'une grande beauté. Mais ils doivent se séparer... Ce qui est drôle dans cette histoire, c'est qu'on attend un dénouement fantastique... qui ne vient pas. Peut-être parce que j'avais à l'esprit une autre nouvelle de Hearn, très similaire, mais où il est question de princesse fantôme.

4.Histoire de la tombe aux baguettes au pays de Yamato.
Une brève histoire d'une étrangeté et cruauté presque surréalistes. Où une femme épouse sans le savoir la créature qui vit au fond de son flacon d'huile pour les cheveux ....

5.Histoire de la voleuse inconnue.
Un conte avec des tours et des détours, où un homme se laisse prendre au piège d'une femme séduisante qui l'initie au vol de trésor. Serait-ce un démon ?

Comme on l'a vu, ces histoires ont un intérêt littéraire et documentaire. Mais tout comme les contes occidentaux, elles sont aussi porteuses d'une morale plus ou moins apparente. Pour la 2e et la 3e, éloge de la fidélité et de la constance. Dans la 4e et la 5e, on avertit des dangers de la curiosité, et on met en garde contre ces créatures de perdition que sont les femmes! Par contre, pour le premier conte, le délicat et énigmatique Kaguyahime, c'est plus flou... Peut-être cette histoire de princesse lunaire égarée sur terre est-elle une parabole bouddhique sur les notions d'impermanence et de monde illusoire ? Le 4e, lui, ferait le régal des psychanalistes en reprenant ce mythe universel de l'irrésistible curiosité de l'époux/épouse pour la nature véritable de son conjoint (cf Eros et Psyché, Barbe-Bleue, Mélusine...) . Un désir de savoir qui se paie toujours très cher...
Tout cela m'a rappelé l'impression bizarre que me laissaient toujours les contes chinois quand j'étais gamine. J'en avais un gros recueil, mais je l'ouvrais rarement car à l'opposé des contes de Perrault et de leurs dénouements en général heureux, ces histoires cruelles et énigmatiques de séparation, d'abandon, de tortures et de mort avaient de quoi traumatiser...

Le Konjaku Monogatari n'a pas été traduit intégralement en français, mais on peut retrouver certains de ces contes dans:

Histoires fantastiques du temps jadis , traduit par Dominique Lavigne-Kurihara, Philippe Picquier Poche, 2004, 288 pages (photo).
Ce sont les contes qui étaient lus dans l'émission, que vous pouvez réécouter pendant 1 mois sur le site de Radio-France. S'ils ne sont plus en page d'accueil, allez chercher dans les archives... http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/fiction/index.php

Histoires qui sont maintenant du passé , traduit par Bernard Frank, Gallimard Collection Connaissance de l'Orient, 1987, 336 p.


*Konjaku est la lecture on (chinoise) des caractères 今 ( ima, maintenant) et 昔 (mukashi, passé). 物語, monogatari, veut dire récit et 集, shū , recueil .
** La majorité de ces récits concerne le Japon, avec 736 contes.
*** in Le Japon, dictionnaire et civilisation, Louis Frédéric, coll. Bouquins.

samedi, mars 11, 2006

Transfictions

Chaque année ou presque, je m'arrange pour scrupuleusement louper la venue d'un auteur qui m'intéresse au festival de SF/fantastique Les Utopiales, qui se tient à Nantes en novembre.
En 2004, ce fut Poppy Z. Brite et je m'en mords encore les doigts :-/. Et en 2005, Johanna Sinisalo, oui, celle qui fit couler tant d'encre virtuelle sur ce blog et que j'aurais donc aimé apercevoir et entendre! J'aurais peut-être pu lui poser (dans un finlandais fluent) des questions extrêmement pertinentes (et déstabilisantes hin hin hin) sur Jamais avant le coucher du soleil... Mince alors.
Que retenir du festival de cette année ? Pas grand chose mis à part la projection en compétition du film Ashura, un chambara entre théâtre traditionnel et Buffy the Vampire Slayer (le héros est un chasseur de démons qui fait acteur de kabuki dans le civil). Ce qui a marqué ma mémoire de cinéphile futile étant le look cuir-tu-m-attires du bad guy , dont chaque mouvement s'accompagnait en conséquence d'un réjouissant crrr de canapé en skaï. Du kitsch pyrotechnique et un peu longuet mais plutôt distrayant par un après-midi pluvieux.
La chose la plus intéressante que j'ai ramenée de ma visite au festival est un livre de Francis Berthelot , Bibliothèque des Littératures de l'entre-monde,guide de lecture, les transfictions. J'ai appris par la suite que l'auteur dédicaçait juste derrière moi mais bien sûr, je ne l'avais scrupuleusement pas vu ^^' ...
Dans ce guide, Berthelot baptise "transfictions" ces oeuvres habituellement nommées "ovnis littéraires ", les définit et les analyse. Il propose ensuite une sélection d'une centaine d'entre elles particulièrement représentatrices du genre. Si le mot "genre" peut être employé pour traiter d'ouvrages qui, justement, échappent à tout classement.

Il existe entre littérature générale et littératures de l'imaginaire une zone frontalière qui possède sa logique propre: la zone des transfictions.[...] en donner une définition univoque serait aussi difficile que contraire à leur esprit même.

Car les "transfictions" se démarquent de la littérature générale, soumise aux lois de la réalité, et des littératures de l'imaginaire, très codifiées (merveilleux, fantastique, SF...). Qu'ont-elles donc en commun, ces oeuvres très diverses ? La transgression.

Loin des conventions de genre et au delà des singularités d'oeuvre ou d'auteur,les transfictions ont pour point commun la volonté de déréaliser le récit.[...] en introduisant dans l'histoire des éléments qui dépassent le monde ou nous vivons [...] ensuite, en déconstruisant le discours (transgression des lois du récit).

Q
uelque soit l'auteur, la nationalité, l' époque, on y retrouve donc une distortion des lois naturelles (temporelles, scientifiques, reprise de mythes, création de mondes imaginaires) et des codes établis du récit (audaces narratives, éclatement de la structure, nature du narrateur...). En "dépassant les contraintes de genre", elles dépeignent une "réalité qui dérape". Selon Berthelot, les transfictions sont porteuses d'un certain esprit subversif et surtout de sens, plus en tout cas que les oeuvres fantastiques classiques. On peut être d'accord ou pas avec cette définition, mais on doit reconnaître que la démonstration est plutôt convaincante. Et, fait appréciable pour un bouquin de critique littéraire, ce n'est du tout jargonnant et donc plaisant à lire.
Cette définition est suivie d'un très instructif panorama géographique et historique des auteurs "transfictionnels". Europe, Amériques, Asie ... cela va de Aymé à Murakami Haruki, en passant par Blixen, Buzzati, Matheson, Kafka, Saint-Exupéry, Ballard, Fleutiaux, Ogawa, Auster, Borges, King, Queneau, Garcia Marquez, Pynchon, Vian... On apprend avec surprise que Gaston Leroux,Yourcenar, Faulkner, Woolf ... en font partie.
Amatrice de guides de lecture, j'ai particulièrement apprécié la sélection d'une centaine d' oeuvres qui comprend aussi bien celles des "pointures" plus haut citées que celles d'auteurs (souvent francophones) moins connus . Des critiques qui n'ont rien de cette impitoyable autopsie littéraire si souvent opérée par les universitaires, et vous donnent donc vraiment envie de (re) lire et découvrir!
Relire Perutz, Dick, Lovecraft, Calvino....Découvrir Borges (ben oui j'ai honte), Meyrink, Paasilina, J.B Evette, Iain Banks et pas mal d'autres...Ca m'a aussi rappelé des livres que j'avais bien aimés et un peu oubliés comme Le mont analogue ou Le pays où l'on n'arrive jamais ...
Comme Berthelot le prévoit, le lecteur peut "s'étonner de la présence de tel texte mineur et de l'absence de tel chef d'oeuvre". Perso, j'ajouterais donc à cette sélection les grands absents que sont d'abord Angela Carter, reine du réalisme magique, auteur de merveilleux romans et trop souvent réduite, comme dans ce guide, à la célèbre Compagnie des Loups . Et ensuite Miyazawa Kenji, dont j'aime beaucoup la personnalité et l'oeuvre, qui se situe justement à la frontière entre rêve et réalité.

Bibliothèque de l'Entre-Mondes, Guide de lecture, les transfictions,
Francis Berthelot, Folio SF, 2005, 335 p.

prochaine critique: L'automne de Chiaki, Yumoto Kazumi.